Critiques

Aimer, boire et chanter

Alain Resnais

par André Roy

Ce n’est pas une règle, mais cela arrive assez souvent pour se dire qu’Alain Resnais a suivi la trajectoire de certains cinéastes, disons celle d’un Alfred Hitchcock, qui finissent leur carrière par des films mineurs (les trois derniers Hitch en sont un exemple probant). Aimer, boire et chanter aurait pu être un testament; c’est seulement un dernier petit tour de piste assez spécieux, à court d’inspiration, voire cafardeux malgré ses airs rigolos. On peut dire que le cinéaste, vieillissant (le film a été tourné à la fin de ses quatre-vingts ans), était fatigué et qu’il s’est reposé sur ses lauriers. Pas si simple, et un peu complaisant de souligner cela, mais c’est l’impression qu’on en retire. Resnais est toutefois un cinéaste trop exigeant, sa manière de tourner trop ferme, pour penser qu’il s’est laissé aller. En fait, une bizarre chimie travaille ce film, comme si cet adieu au cinéma (pour nous, pas pour le cinéaste qui s’attaquait à un nouveau scénario à 91 ans) résistait au pressentiment de la mort qui imbibe le film. Présence de la mort que confirme la dernière scène qui se clôt par une cérémonie d’enterrement d’un personnage, Georges, dont il a été question tout au long du récit, mais que l’on n’a jamais vu. Mort qui se trafique donc dans un hors champ comme si on n’osait pas l’affronter, seulement obliquement, dans une réalisation détachée qui fait se croiser ce hors champ obsédant, des plans d’acteurs en train de revoir leur vie sur fond de tentures peintes et des plans de coupe faits de dessins et travellings de voiture traversant la campagne anglaise. Une mixture (une brouchecoutaille, disait Resnais, en référence à Raymond Queneau) d’éléments formels et narratifs à l’évidence très inflexiblement assumés, mais qui restent peu convaincants.

Le cinéaste adapte pour la troisième fois l’auteur britannique Alan Ayckbourn, après Cœurs et Smoking/No Smoking. Plus proche de ce dernier film, Resnais reconstitue la campagne anglaise en présentant chaque décor par des dessins de Blutch (qui a succédé à Floc’h). Sur l’écran, en alternance, défilent trois décors essentiels qui sont autant de lieux de résidence de trois couples formés de Kathryn (Sabine Azéma) et Colin (Hippolyte Girardot), Tamara (Caroline Silhol) et Jack (Michel Vuillermoz), Monica (Sandrine Kiberlain) et Simeon (André Dussolier). Couples qui sont des amateurs de théâtre (composante récurrente dans le cinéma de Resnais). On les suivra sur quatre saisons, ce qui permettra de varier dessins et tentures qui constituent les lieux, passant du bleu au rouge, du vert au jaune, du blanc au gris, etc. C’est au cours d’une répétition, un soir de printemps, que Kathryn et Colin, apprennent que leur vieil ami George Riley est atteint d’un cancer et qu’il n’a plus que quelques mois à vivre. Eux et leurs amis sont sous le choc et décident de poursuivre les répétions de la pièce dans laquelle joue George. Ces répétitions — auxquelles on n’assiste jamais — sont déclencheurs d’un retour sur soi de chacun des personnages. Pratiquant une sorte de distanciation ironique, le réalisateur dévoile tout un pan du passé de chacun et, surtout, de George. Séducteur invétéré, celui-ci exercera son charme sur chacune des femmes (il leur proposera de l’accompagner à Ténérife), ce qui plongera les hommes dans le désarroi et le tourment qui révèlent beaucoup de leurs velléités autant de caractère que d’amour. On ne vous dévoilera pas ici la fin, qui est un retournement, comme on en a souvent vu chez un Éric Rohmer.

Aimer, boire et chanter reste assez fidèle à la pièce originale, sauf pour ce qui est du temps narratif; au lieu des années 1960, nous sommes dans une époque déréalisée par les décors et les dessins, qui nous paraît dès lors aussi abstraite que surannée, comme nous apparaissent les personnages qui, entre expressions djeunes et tournures vieillottes, perdent petit à petit toute séduction et tout intérêt dans leur volonté de retrouver la vivacité de leur jeunesse et de rejouer leur stupre d’antan. Avec parfois cette impression d’acteurs se regardant jouer, comme Sabine Azéma qui cabotine jusqu’à l’exaspération, ou André Dussolier qui, en appuyant son éternel jeu mezzo voce, en devient insipide.

On retire de la projection du film l’impression d’un cinéma dévitalisé. Faussement boulevardier, il repousse toute étrangeté dans la relation entre les personnages, et leur ambiguïté devient artificielle. Son hétérogénéité (mélange de différents éléments de jeu et de décor) n’est pas impureté. Sa stylisation est kitsch. Sans tension dramatique ni saillie esthétique, le film n’échappe pas à la monotonie — qui nous plombe assez rapidement. Aimer, boire et chanter s’avance comme un morose post mortem, à la fois pour George (qui décède) et pour Resnais (disparu en mars dernier). Comme une cérémonie emphatique et miteuse. C’est une comédie lestée toutefois d’un poids qui semble tenir autant de l’insatisfaction d’une vie que d’un pessimisme qui ne veut pas s’avouer. Certes, on y retrouve la vision — plutôt tragique — du monde de Resnais, mais comme volontairement occultée. Un film évidemment traversé par la mort, mais qui ne tient pas d’un cinéma hanté par des fantômes (lire, là-dessus, le dernier numéro de la revue 24 images, « Spectres et fantômes », no 168, septembre 2014). Plutôt celui encombré par des pantins. Et par une ombre, qui est indubitablement celle de Resnais, cinéaste qui nous a donné des chefs-d’œuvre comme Hiroshima mon amour, Mélo et Cœurs. On se dit que la taupe qu’on voit à la toute fin (élément aussi inattendu que drôle), c’est bien le cinéaste lui-même ayant fini de creuser, avec ses réussites et ses ratés, sa galerie souterraine qu’est le cinéma.

 

La bande annonce d’Aimer, boire et chanter


4 septembre 2014