Critiques

Ajami

Yaron Shani

par Eric Fourlanty

En 1950, la ville de Jaffa fut rattachée à Tel-Aviv après que la guerre de 1948 en eut chassé la majeure partie des 70 000 Palestiniens qui y vivait. Aujourd’hui, Ajami est l’un des quartiers les plus pauvres de Jaffa dans lequel Juifs, Musulmans et Chrétiens vivent ensemble dans une tension quasi permanente.

Dans la plupart des cas, le mode de fabrication d’un film n’est pas très intéressant. Dans le cas d’Ajami, réalisé par Yaron Shani, Israélien d’origine juive, et Scandar Copti, Israélien d’origine palestinienne, il est impossible à contourner, tant il épouse et éclaire le propos du film.

À la fin de leurs études en cinéma, les deux jeunes cinéastes écrivirent leur scénario, une suite de vignettes très précises, qui collaient au plus près à la réalité de leurs personnages juifs, arabes et chrétiens. Les deux cinéastes lancèrent un appel aux habitants d’Ajami pour trouver leurs acteurs. Trois cents d’entre eux répondirent, tous non-professionnels.

Pendant 10 mois, les deux hommes menèrent des ateliers de jeu et d’improvisation, sans scénario et sans dialogues. Ils montèrent leur distribution, composée d’une poignée d’amateurs qui n’avaient jamais joué devant une caméra, mais qui connaissaient dans leur chair ce qui allait être filmé. Le tournage dura 23 jours, dans l’urgence.

De Herzog à Robert Morin, en passant par Pialat, Shani et Copti ne sont pas les seuls à travailler avec des acteurs non-professionnels ou à intégrer l’improvisation à un film de fiction, mais, encore aujourd’hui, peu de cinéastes semblent savoir maîtriser toute la complexité de ces procédés. Lors du tournage, les acteurs devaient, sans scénario et sans dialogues, improviser à partir d’une situation donnée. Si le résultat était juste, mais trop éloigné de ce que les cinéastes avaient écrit, ceux-ci conservaient ce que leurs acteurs leur avaient donné plutôt que la version prévue au scénario. Leur pari audacieux a porté fruit : sept ans après le début de leur collaboration, Yaron Shani et Scandar Copti ont signé un film puissant, déstabilisant, une tragédie grecque aux faux airs de documentaire.

Un homme abattu à bout portant dans un café, une famille empêtrée dans la vengeance, un garçon avec un sixième sens pour sentir la tragédie, un Roméo arabe et une Juliette chrétienne, un enfant abattu par erreur, un couple juif et arabe, le lien fort entre deux frères, un policier israélien à la recherche du corps de son frère, un deal de drogue qui tourne mal et aura des répercussions insoupçonnées : l’intrigue d’Ajami entremêle les destins d’une petite dizaine de personnages, jouant autant sur la temporalité de la narration que sur les points de vue à partir desquels elle est présentée. On s’y perd parfois et l’on peut facilement supposer que les cinéastes l’ont voulu ainsi. L’éclatement du récit et la multiplicité des lieux font écho à ce chaos qui, depuis plus d’un demi-siècle, saigne à blanc ce coin du monde.

Sous ses allures de documentaire improvisé, Ajami est un film parfaitement en contrôle, et il en fallait pour parvenir à donner forme à un matériau filmique aussi complexe. De certains plans-séquence, caméra à l’épaule, que n’aurait pas renié le Scorsese de Goodfellas jusqu’au montage saccadé de scènes d’action, la maîtrise formelle atteinte par les deux cinéastes est remarquable, d’autant plus qu’il s’agit d’un premier long métrage. Pas étonnant qu’il ait été couvert d’honneurs, entre autres une mention spéciale à la Caméra d’or du Festival de Cannes et une nomination pour l’oscar du meilleur film étranger.

Bien que baigné d’humanisme, Ajami est un film hyperréaliste, donc très dur. On est loin du « Si tous les hommes du monde se donnaient la main ». L’exposition des faits est frontale et la conclusion, sans merci. Comme dans toute tragédie grecque qui se respecte, les hommes sont les jouets des dieux – comprendre, dans ce cas-ci, la politique, l’économie et le militaire. Il ne suffit pas de quelques hommes de bonne volonté pour aplanir des conflits aussi profondément ancrés, nourris et attisés par des forces sur lesquelles l’homme de la rue n’a aucune emprise. C’est le règne de la fatalité et de la providence. En élevant leur récit à une dimension quasi-mythologique, en lui donnant l’apparence du réalisme, mais aussi d’une vérité ancestrale, Yaron Shani et Scandar Copti parviennent à rendre palpables et supportables les destins sacrifiés de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants.

S’il est vrai que l’art, le septième ou un autre, ne met pas fin aux guerres, il peut tout de même aider à vivre.


29 avril 2010