ALCARRÀS
Carla Simón
par Carlos Solano
Il est difficile d’éviter certains lieux communs au moment d’évoquer Alcarràs, le deuxième long métrage de la réalisatrice catalane Carla Simón. Au moins : film sur l’intime permettant de dresser le portrait d’une réalité plus vaste, œuvre de fiction où les formules narratives s’effacent au profit d’une syntaxe documentaire chargée d’apporter des éclats de vérité, récit sur la disparition d’un territoire en contexte de « progrès » néolibéral, preuve de l’influence toujours contemporaine du néoréalisme italien sur le cinéma mondial. Si ces remarques sont justes et bien plus complexes qu’elles n’en ont l’apparence, si le film a l’air – et seulement l’air – de ressembler à beaucoup d’autres, si Alcarràs réunit simultanément toutes ces belles et rares qualités, reste l’impression de passer à côté d’un film qui cultive un mystère propre difficile à déterminer. Ours d’or à la Berlinale en 2022, Alcarràs vise et atteint une texture émotionnelle riche en nuances, confirme la diversité esthétique du cinéma catalan et, surtout, pose la question de savoir comment un film aussi local et national a pu connaître une reconnaissance aussi importante.
Mais commençons par le commencement : qu’est-ce qu’Alcarràs ? Une commune de la Catalogne centrale, lieu d’enfance de la réalisatrice où l’on parle un accent catalan de moins en moins écouté, décor d’une famille, les Solé, consacrée depuis des décennies à la récolte de pêches et menacée d’expulsion par le propriétaire « officiel » du terrain, décidé à installer des panneaux solaires dans la région. Un synopsis qui, dans ses grands traits, invite à un film dont on imagine facilement les ressorts (ceux d’un film social à l’empathie provisoire et aux larmes rentables) mais qui, dans ses plis, dissimule une importante réflexion sur la disparition, moins celle d’un territoire, que celle des gestes qui l’habitent et le font exister. Pour Simón, la transmission n’a de sens que si elle circule partout, de haut en bas, du passé vers le présent et l’inverse : les adultes jouent aux enfants dans une très belle séquence de piscine, les enfants se déguisent en adultes lors d’une journée où la pluie les repose, apprennent des chants anciens et transmettent leur passion pour le reggaeton à leurs parents.
Alcarràs, bien au-delà de l’approche autobiographique qui caractérisait le très fort premier long métrage Été 93 (2017), raconté du seul point de vue d’une petite fille marquée par la mort du sida de ses parents biologiques, semble ici poussé par les passerelles intergénérationnelles, par les multiples façons dont une génération se nourrit de celle qui la précède pour l’irriguer sans cesse à son tour. Simón échappe intelligemment aux binarités simples afin de trouver la juste nuance entre le défaitisme conservateur d’un passé qui s’effrite et la nécessité présente d’un changement. Par exemple : les combats écologiques contemporains portés par une jeunesse enragée sont-ils compatibles avec les formes industrielles traditionnelles ?
Sans ambiguïté, le film cautionne la formule lancée par le personnage d’Octave, incarné par Jean Renoir dans son propre film, La règle du jeu (1939) : « Sur cette terre il y a quelque chose d’effroyable, c’est que tout le monde a ses raisons ». La fatalité renoirienne en contexte immédiat de conflit mondial se métabolise ici en système de mise en scène. Le regard de Simón, distancié mais intime, c’est-à-dire toujours à la bonne distance, s’avère capable de se placer à plusieurs endroits différents, souvent contradictoires entre eux : dans les yeux de l’enfant qu’elle a été, dans ceux de la mère qu’elle vient de devenir – noyau dur de son récent court métrage Letter to My Mother for My Son (2022) – , dans ceux de la grand-mère qui connaît toutes les histoires et légendes d’Alcarràs, mais aussi dans ceux des hommes qui assistent impuissants à la reconfiguration de leurs rôles au sein du village et de la famille.
L’élasticité empathique de la réalisatrice se concrétise dans la façon qu’elle a de filmer séparément et sans hiérarchie chaque personnage, affecté à des intensités différentes par la disparition de la récolte de pêches. Une idée forte de la communauté, au sens politique et donc fordien du terme, se configure ainsi : les enfants découvrent un chantier perçu comme matière à imagination ; les adultes un lieu de communauté solidaire et de travail à défendre ; les tenanciers libéraux un potentiel d’investissement financier féroce. Une mise en scène, donc, portée par l’ambition de restituer une réalité complexe et diverse, unifiée à la volonté de filmer au plus droit et au plus direct. Car en plus (ou en raison) d’accumuler toutes ces forces devenues rares dans un cinéma contemporain tourné presque exclusivement vers l’individu, Alcarràs retient les premiers amendements du néoréalisme rossellinien : que de la réalité tout soit décrit, tourner avec des acteurs et des actrices non professionnels, concevoir le cinéma, qu’il soit ou non de fiction, comme la plus plurielle et nuancée archive documentaire qu’une société puisse se donner. Un exemple, le travail : ses gestes, ses outils, ses textures, ses droits, captés dans une démarche qui, dans Alcarràs, doit tout autant à un geste politique que poétique. À l’exception d’une dernière partie du film plus ouvertement engagée, où les images de mobilisation paysanne font office d’injonction adressée à l’État, Simón célèbre et déplore en éclats, c’est-à-dire poétiquement, la condition agricole à l’heure de son industrialisation massive. Mais le mystère n’aura jamais été entièrement dévoilé, et l’importance d’Alcarràs se cache peut-être du côté d’une scène qui vaut comme hors-champ de ce que La règle du jeu n’aura jamais montré : celle d’une chasse aux lapins qui s’achève par l’image d’une petite fille et d’un sans-papiers donnant la sépulture au cadavre d’un animal. Vœu d’un cinéma, celui de Simón, résolument tourné vers l’avenir, vers l’intime, vers une politique du geste inaperçu mais généreux dans sa timidité, dévoilant l’intérieur de ce qui jusqu’à présent n’était que du non-dit, du non-vu.
28 février 2023