Alien: Covenant
Ridley Scott
par Céline Gobert
Le plus intéressant dans la saga Alien, au-delà des enjeux de chaque opus reflétant les angoisses de leur époque (la montée d’un capitalisme inhumain et sauvage dans les années 1980, ou les dérives du clonage à la fin des années 1990), est la manière dont chaque auteur a évacué le style de son prédécesseur pour se réapproprier l’univers créé par Ridley Scott en 1979. Ainsi, dans cette course de relais cinématographique, l’amateur de science-fiction humaniste James Cameron avait-il, en 1986, humanisé l’héroïne Ripley (lui attribuant même une fillette à sauver) et renvoyé le sang hors-champ. David Fincher, quant à lui, avait signé l’épisode le plus sanglant et le plus sombre de la saga, et confirmé son amour pour les fins tragiques en sacrifiant et la fillette et l’héroïne. Enfin, en 1997, le Français Jean-Pierre Jeunet avait préféré surfer sur la vague des films SF de l’époque, plus légers et teintés d’humour (signés Besson, Howard ou Bay).
« Comment Scott allait-il se réapproprier son bébé, 30 ans après avoir marqué son époque ? » était devenue une question hautement excitante pour les cinéphiles. La réponse est pour le moins… étonnante. En effet, le duo Prometheus (2012) / Alien : Covenant (2017), traversé par les angoisses existentielles de ses protagonistes et des thématiques philosophiques, lorgne davantage du côté de l’univers de Blade Runner que de celui d’Alien.
Dès le début d’Alien : Covenant, dont l’action se déroule onze ans après celle de Prometheus et dix-huit ans avant celle du tout premier Alien de Scott, le scénario réitère les questionnements métaphysiques qui hantaient la libre adaptation du roman de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques, à savoir : quel est la place de l’Humain dans l’univers ? Qu’est-ce qui distingue l’Homme de la Machine ? Que faire de nos créateurs ? Et d’ailleurs, qui sont-ils ?
En remontant à la source de son monstre, Scott refuse d’inscrire son film dans le courant body horror associé à son premier Alien (Cronenberg, Lynch, Carpenter ou Zulawski lui avaient emboîté le pas) pour lui préférer une SF plus existentielle (chère à Kubrick) et plus mainstream (on pense beaucoup à Jurassic Park de Spielberg et Predator de John McTiernan). « Existentiel et mainstream », c’est d’ailleurs par ces deux termes que l’on pourrait définir l’ensemble du cinéma de Scott depuis Alien, qui a toujours désiré avant tout divertir les foules, sans pouvoir s’empêcher d’être habité par de grands questionnements humanistes, très liés à la notion de Foi (de Gladiator à Exodus: Gods and Kings, en passant par The Martian ou Kingdom of Heaven). Bien que sur les plans formels et narratifs, Alien : Covenant ne fasse preuve d’aucune audace et suive un arc similaire à tous les blockbusters contemporains, on trouve dans ses recoins une obsession de Scott (âgé de 79 ans) pour la mort et la survivance. D’ailleurs, Scott n’a de cesse de le répéter en entrevues : il ne veut pas croire que l’Homme soit le résultat d’un accident biologique.
Tout du long, le film bâtit des ponts avec Blade Runner : l’androïde David (transfuge de Prometheus, interprété par Michael Fassbender) fait ainsi écho au docteur Eldon Tyrell, créateur des Répliquants par ses désirs de puissance divine. Le script, écrit par Jack Paglen (Transcendence) et Michael Green (Green Lantern), multiplie en outre les références gothiques et romantiques : The Phantom of the Opera, Byron, Wagner, Percy Bysshe Shelley (le mari de Mary Shelley, auteure du Frankenstein également citée par… Blade Runner). Le mélange SF/gothique/considérations religieuses accouche d’une imagerie ténébreuse où l’androïde devient le gardien d’un antre horrifique où les innocents se brûlent aux flammes et aux tourments de l’enfer : le capitaine (James Franco) périt par le feu, le « croyant » Oram (Billy Crudup) est la victime d’un « chestburster », les habitants de la planète inconnue, pleins d’espoir face aux vaisseaux spatiaux venus du ciel, subissent un sort cruel, l’héroïne (Katherine Waterston) ne comprend que trop tard qu’elle est condamnée. Rappelons qu’au départ le film devait s’appeler Alien « Paradise Lost », cet « Eden perdu » auquel se référait aussi Blade Runner…
À ces tentacules existentielles, greffées à une intrigue prévisible de A à Z (en gros : un vaisseau rencontre un imprévu, dévie de sa route initiale vers Origae-6, atterrit sur une planète où il y a des Aliens), Scott vient opposer la notion de matérialité, exprimée dans des scènes guerrières (la séquence dans la jungle rappelle de nombreux films de guerre, les personnages sont mutilés, l’alignement de corps calcinés renvoie aux champs de bataille), tout comme dans l’explication purement scientifique à l’origine des monstres (énième spoiler : des manipulations génétiques). Celle-ci, il faut le dire, est quand même très décevante et plombe tellement le mystère « Alien » que le film ne fait jamais peur (contrairement au volet de 1979).
D’ailleurs, ce n’est pas le seul élément extrêmement intéressant de la saga que vient saccager le scénario de Paglen et Green : que dire de tout l’arrière-fond « féminin torturé » sur lequel s’est bâtie l’horreur d’Alien ? Les enjeux féminins qu’exploraient les autres opus (autour, notamment, d’une maternité problématique et vécue comme l’effroi suprême) ont complètement été évacués au profit d’un double axe masculin Fassbender. Le duo David/Walter, qui pousse le vice jusqu’à s’échanger un baiser homosexuel/narcissique, déserte le terrain de réflexion autour du corps violé, agressé et envahi pour préférer disserter, sur une recherche de l’organisme parfait et du « surhomme ». Le discours (versus le corps) prend une place plus importante que dans n’importe quel épisode précédent et l’omniprésent Fassbender passe tout le film à philosopher et avec ceux qu’ils rencontrent et avec une version « inférieure » de lui-même. Les jumeaux robots volent même la vedette à Daniels, le personnage féminin principal, bien loin de la légendaire Ripley interprétée par Sigourney Weaver. Sans substance, elle n’est d’ailleurs définie qu’en fonction des relations qu’elle entretient avec les hommes ou les androïdes qui l’entourent : d’emblée présentée comme une épouse endeuillée, elle devient par la suite l’objet de désir des deux machines.
Par conséquent, et puisque le double Fassbender devient le centre d’intérêt et le vrai Monstre de l’opus, on voit beaucoup moins les Aliens, malheureusement relégués au second plan. Ce qui est dommage, d’autant plus que les seules séquences réjouissantes du film sont celles où ils pointent le bout de leurs mâchoires acérées, et ce que Scott fasse preuve de virtuosité (le premier « chestburster », très réussi) ou d’humour (la séquence sous la douche, poncif éculé du slasher). En bout de course, c’est la déception : Alien : Covenant a perdu et ses monstres et ses femmes, autant dire tout son sel.
25 mai 2017