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Critiques

All is Lost

J.C. Chandor

par Céline Gobert

Pour ce deuxième film après Margin Call, J.C Chandor a quitté l’atmosphère glacée des buildings de verres où une bande de costume-cravates pleurait la crise des sub-primes et l’effondrement des marchés financiers pour les eaux déchaînées de l’océan Indien. Toutefois, il a gardé un même calme olympien, une même posture méthodique et sophistiquée pour incarner à l’écran les notions métaphorisées de perte et de chute. All is Lost, nous dit le titre. Si la morne « traduction » québécoise, Seul en mer, n’a gardé de l’esprit du film que la base initiale du scénario (oui, le film suit bien un homme, seul, en mer), J.C Chandor va heureusement plus loin : son film fait penser, fait frémir, fait trembler, élève le survival vers le philosophique, vers le minimalisme, là où le Gravity d’Alfonso Cuaron se cassait le nez par terre.

Au départ, donc, il y a un homme (Robert Redford), un bateau, une tempête, et un trou dans la coque. Rien de plus, rien de moins. Chandor réduit le film de survie à son expression la plus minimale, la plus simple, et donc la plus pure : l’homme, dont on ignorera toujours le nom, tente de réparer les dégâts causés par un container à la dérive sur son bateau, tente de garder son sang-froid face au naufrage en cours (cette séquence où il se rase, alors qu’au-dehors le tonnerre gronde, est tout bonnement incroyable), et, tente de faire de son mieux pour contrer et se mesurer à la toute-puissance de la nature. Lui, du haut de son humanité, de sa fragilité, de sa condition minuscule. Cette humilité, intrinsèque au protagoniste, cette simplicité, All is Lost l’étreint, et l’étend à son film entier, en se refusant aux codes hollywoodiens en vigueur lorsqu’on évoque naufrage, survie, solitude, déchaînement naturel. Pas de robinsonnade à la Zemeckis qui jouait à fond la carte de l’émotion mêlée d’humour. Pas de sensationnel en trois dimensions à la Ang Lee. All is Lost vise la supériorité, dans la sobriété.

All is Lost, donc. Et c’est vrai. L’homme est proprement dépouillé de toute identité, de tout contexte social, de toute famille, pays, religion, argent. Il ne parle (presque) pas, ne s’embarrasse de rien qui ne soit nécessaire à sa survie. De lui, ne reste que le corps, l’âme, ce qui fait le vivant, ce qui demeure après tout le reste. Le film retrouve dans la nature ce que le monde avait perdu dans l’ultra urbain Margin Call où les monstres capitalistes avaient gangréné l’humain (humain, dans son sens premier). Cela faisait longtemps (du moins dans ce genre-ci, et de mémoire) que l’Homme n’avait pas été approché de façon aussi belle, sans subterfuge, sans prétention.

Mais All is Lost redonne aussi au mot « incarnation » ses lettres de noblesse, et compose avec la fabuleuse interprétation de Robert Redford une symphonie de justesse. Dans les silences, et sans rien dire, on est immergés aux tréfonds de ces questions existentielles qui hantent : quelle est notre place d’homme au cœur de cette Nature géante ? Qu’est-ce que c’est qu’être « vivant » ?  Quels sont nos véritables besoins (vitaux, initiaux) une fois extraits d’un contexte social ?  Comment prend-t-on conscience de sa propre mort ?

Parallèlement à ces germes philosophiques, Chandor se paye en bonus le luxe de revenir et de toucher du doigt à l’essence même du cinéma. Cinéma qui puise sa force et sa sincérité dans l’oeil de l’acteur, dans sa gestuelle, dans son expression corporelle, dans le creux de ses rides, dans ses lueurs d’espoir. Cinéma qui magnifie l’espace, le cadre, le lieu, qui ne s’en sert pas uniquement comme d’un objet-cirque, là pour le simple divertissement du spectateur. Le glissement émotif qui s’inscrit en toute beauté au cœur de chaque plan est rendu possible uniquement grâce à Redford : placidité, puis stress, puis courage, puis volonté, puis peur, terreur, et, à terme, résignation à mourir. L’acteur septuagénaire accouche de toute cette gamme sans fausses notes.

Et puisqu’il n’y a pas de mots, Chandor porte toute son attention sur le son : les remous d’un océan devenu ennemi, la foudre au loin qui se fait menaçante, les voiles qui s’agitent, qui claquent dans le vent comme claquent les vagues sur le bateau. Symphonie, on vous dit. C’est, dans ce refus de l’esbroufe, que Chandor permet à son cinéma de vivre, de faire battre les cœurs – non pas comme l’a fait Cuaron dans son survival galactique via les traumas greffés à une héroïne qui puait le fabriqué, mais en ne désirant, en ne ciblant que l’essentiel. C’est follement captivant. Minutieusement construit, pensé.

S’il aurait pu propulser l’épure vers quelque chose d’encore plus radical (en zappant par exemple la séquence d’ouverture trop démonstrative), Chandor se rattrape quand même à la toute fin : en coupant le film exactement là où il fallait le couper, sur une image qui véhicule une notion que bien des humains ont perdue, et sur un instant qui, s’il se refuse au mièvre, s’ouvre et permet (quand même) l’ouverture à autre que soi. Et c’est, à bien y réfléchir – puisque l’on parlait de philosophie – la seule réponse, la seule supériorité que l’on peut prétendre avoir sur Mère Nature. All is Lost, ce serait presque in fine l’incarnation en images des Pensées de Pascal, que l’on citera pour conclure: « L’homme n’est qu’un roseau le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »

 

La bande-annonce d’All is Lost


24 octobre 2013