Critiques

ALL LIGHT, EVERYWHERE

Theo Anthony

par Olivier Du Ruisseau

« Je donnerai une voix au trou noir au centre de ce film, […] parce que chaque image a un cadre, et que chaque cadre exclut un monde au-delà de ses frontières. » C’est ainsi qu’est évoquée, d’entrée de jeu, l’ambitieuse intention du dernier documentaire de Theo Anthony par sa narratrice, l’actrice Keaver Brenai, en voix hors champ. All light, everywhere met en lumière certains côtés sombres de la production d’images, depuis l’avènement de la photographie jusqu’à son avenir incertain dans le contexte de la réalité virtuelle et des réseaux sociaux. Combinant des rencontres avec des personnages variés, tous mêlés à des enjeux contemporains de l’imagerie et de la surveillance, ainsi que des images d’archives, le films’avère un éloquent essai et collage impressionniste sur les structures de pouvoir qui régissent la production d’images photographiques et sur la violence qui en découle.

On y fait notamment une rencontre des plus déconcertantes alors qu’un porte-parole zélé de la compagnie Axon nous fait visiter son siège social dans le désert arizonien. L’entreprise américaine détient un quasi-monopole de la production de caméras-piétons (body cameras) et de pistolets à impulsion électrique (Taser). L’intervenant affirme fièrement que ses produits, devenus obligatoires au sein de nombreux corps policiers aux États-Unis, « détiennent la vérité », puisqu’ils captent les scènes de crimes du point de vue des policiers, et qu’ils peuvent servir de preuves objectives lors de procès. C’est justement cette notion d’objectivité qu’Anthony remet en question. On apprend donc, ensuite, que les caméras d’Axon sont aussi faites pour restreindre le cadre de l’image, pour amplifier certains mouvements et pour faire paraitre certains objets plus proches de l’objectif qu’ils ne le sont vraiment.

S’il présente frontalement des réalités très concrètes comme la violence policière et le profilage racial, All light, everywhere interroge aussi librement et plus subtilement, à travers des associations poétiques d’images d’archives, la portée philosophique des images photographiques depuis leur avènement au 19e siècle. On constate à quel point le regard photographique a toujours été politique. On nous dit que l’œil, même celui de la caméra, n’a toujours vu que ce qu’il voulait voir, que ce qu’il savait déjà. Anthony n’invente rien, mais fait preuve d’un regard original et très actuel sur ces vieilles préoccupations, autant dans le traitement de ses sujets que formellement. L’esthétique post-internet de certains segments et la trame sonore électronique ambiante de Dan Deacon se mêlent d’ailleurs drôlement bien aux réflexions de la narratrice qui ponctuent le film.

Une scène rend particulièrement bien toute la tension que génère, encore aujourd’hui, les débats sur le droit à la production d’images. Dans un centre communautaire, des habitants d’un quartier défavorisé de Baltimore sont rassemblés pour rencontrer un entrepreneur. Ce dernier cherche leur appui en vue de faire adopter son projet par la ville, car il a développé un logiciel qui permet à la police de voir et d’archiver des images satellites du quartier en temps réel dans l’espoir de freiner la criminalité. S’en suit un débat houleux entre les citoyens, certains désabusés face à la violence de leur quartier et prêts à tout pour y remédier, et d’autres, inquiets de laisser des images de leurs rues entre les mains d’une compagnie privée, et soucieux du poids d’une telle démarche sur leur quotidien. S’il y a une chose sur laquelle tous les personnages du film s’entendent, c’est qu’on agit différemment lorsqu’on sait qu’on est filmé.

C’est précisément parce qu’il remet en cause l’objectivité de la photographie qu’une part importante de la démarche d’Anthony consiste à assumer pleinement sa propre subjectivité et à se faire le plus transparent possible sur ses intentions et son processus. La toute première image du film le met d’ailleurs lui-même en scène. Il revient aussi devant la caméra à quelques reprises pour diriger ses intervenants ou pour montrer l’envers du décor de son tournage. En outre, à la toute fin, le réalisateur nous présente des images d’élèves d’une école secondaire de Baltimore avec lesquels il a passé quelques mois alors qu’ils travaillaient sur un projet de série télé. Il explique qu’il avait d’abord envisagé cette expérience comme le sujet principal de son film, mais que lorsqu’il est arrivé près du montage final, il s’est senti obligé de la retirer entièrement.

Cela témoigne non seulement de la transparence de la démarche du réalisateur, mais aussi de sa sensibilité à l’égard de ses sujets. Si son expérience à l’école secondaire ne fut pas aussi concluante qu’il l’aurait espéré, elle offre quand même aussi une réflexion sur l’importance de diversifier ses sources afin de se rapprocher autant que possible de la vérité. On se rappelle d’ailleurs que ces dernières années, ce sont moins les caméras d’Axon qui ont su mettre en lumière les injustices les plus impérieuses, que celles, plus démocratiques, du grand public, des réseaux sociaux.

La démarche d’Anthony est aussi profondément enracinée dans la culture de Baltimore, sa ville natale, et cela lui réussit. On pense à son succès de 2016 Rat Film, qui s’intéressait directement à l’histoire de la ville. Reconnue pour sa criminalité, l’une des pires pour une grande ville nord-américaine, Baltimore devient aussi de facto une ville au centre des débats sur la télésurveillance et la production d’images par les forces de l’ordre. On assiste, dans le film, aux formations que donne la police de Baltimore à ses membres sur l’utilisation de caméras-piétons Axon. On apprend plus tard que le port de ces caméras a été rendu obligatoire pour tous les policiers de la ville et que la démarche de l’entrepreneur du centre communautaire aura fonctionnée puisque la ville y a implanté son système de surveillance comme projet pilote. Anthony affirme même que c’est le meurtre largement médiatisé de Freddy Gray, un jeune américain noir de Baltimore tué par un policier en 2015, qui lui a inspiré All light, everywhere.

Si la structure non linéaire du film occasionne parfois des longueurs et des redondances, elle permet aussi de charmantes métaphores. Par exemple, certaines scènes où l’on voit une foule observant une éclipse, ou encore des sujets volontaires d’une étude scientifique sur le pouvoir affectif des images, qu’on retrouve ponctuellement dans le film, semblent a priori peu développées, mais complémentent tout de même habilement les propos sociopolitiques de l’œuvre, tout en nous laissant suffisamment de place pour les interpréter à notre rythme.  C’est entre autres pourquoi, malgré la lourdeur des sujets qu’aborde le film, et malgré le ton presque académique de la narratrice, l’ensemble demeure plutôt dynamique et accessible. Le film oscille toujours habilement entre des scènes de documentaire d’observation, et d’autres, plus conceptuelles. Ainsi, All light, everywhere arrive à la hauteur de ses ambitions d’interroger la production d’images et ses politiques, avec une démarche intelligemment introspective et une approche éclectique, mais efficace.


12 juin 2021