ALL OF US STRANGERS
Andrew Haigh
par Cédric Laval
Un plan fixe ouvre le film. Un horizon lointain où l’on devine les silhouettes d’un paysage urbain, dans une palette bleutée, froide, un peu inquiétante. Le plan s’étire, et l’on n’est plus tout à fait sûr de ce que l’on regarde, d’autant qu’un visage commence à apparaître en surimpression sur une surface translucide, puis une lumière se met à poindre, dont l’origine, aussi, est douteuse. Étrangeté, personnage-fantôme, superposition de strates : un régime de lecture se met en place d’emblée. Nous voici enveloppés dans un espace sensoriel ni plaisant ni désagréable. L’étrangeté se confirme avec la séquence qui suit : Adam (Andrew Scott) est chassé de son appartement par une alarme stridente, mais personne d’autre que lui ne descend dans la rue. Une fois à l’extérieur, il lève les yeux ; un seul autre appartement est éclairé et une silhouette lui fait signe. Cette silhouette est celle de son unique voisin, Harry (Paul Mescal), qui sonne bientôt à sa porte et cherche à s’inviter dans l’intention avouée de coucher avec lui. Faut-il s’inquiéter de cette audace, ou s’ouvrir à cet autre qui vient briser la froideur de l’environnement glacé ?
Adam choisit de refermer la porte, mais la rencontre est déterminante. Avec elle s’enclenche un processus mémoriel qui le pousse à consulter des photos, à toucher des objets de son enfance. Le lendemain, il prend le train qui le mène dans une banlieue de Londres, où se trouve la maison que l’on apercevait sur les photos. Un enfant le fixe, depuis la fenêtre de l’étage, duplication mystérieuse de la séquence d’ouverture : doit-il aller vers cet enfant ? Plus tard, un homme (Jamie Bell) lui fait signe (un potentiel amant ?), puis l’invite dans cette même maison où les accueille son épouse (Claire Foy), qui ne manifeste aucune surprise, comme si elle connaissait Adam de longue date. Au fil de la conversation, on comprend que cet homme et cette femme sont les parents d’Adam. Pourtant, ils semblent plus jeunes que lui… Pourtant, ils sont morts trente ans plus tôt dans un accident de voiture, alors qu’il n’avait que douze ans… De l’étrange, on bascule alors dans le fantastique, mais un fantastique apaisé, sans peur, ancré dans le quotidien, un fantastique qui n’est pas sans rappeler celui du roman graphique Quartier lointain, de Jirō Taniguchi. D’ailleurs, comme dans l’œuvre du bédéiste japonais, la transition vers le fantastique se fait par l’entremise d’un trajet en train, propice aux endormissements. « Is it real ? » se demande Adam, et nous avec lui. L’hésitation propre au fantastique prend tour à tour la forme d’une projection mentale liée à l’écriture d’un scénario que rédige Adam, celle d’une hallucination causée par les drogues, puis celle, plus rebattue, du rêve dont on s’éveille en sursaut. La musique enveloppante d’Émilie Levienaise-Farrouch entretient le flottement ; la direction photo de Jamie Ramsay accuse la séparation des deux sphères, celle du présent et du passé, celle de l’intime conjugal et celle du familial.
Au fond, l’essentiel n’est pas dans la nature, réelle ou fantasmée, de ces visions, mais bien dans l’expérience du deuil qu’elles obligent à faire. En parallèle avec cette expérience, dont on suit les étapes à travers les rencontres de plus en plus fréquentes entre Adam et ses parents, se développe une relation charnelle, puis émotionnelle entre Adam et Harry. Ouvertement gai, Andrew Haigh filme la rencontre entre ces deux hommes avec une sensibilité et une sensualité à fleur de peau, bien aidé par la chimie évidente qui transpire de ses deux interprètes. Surtout, il transcende, grâce à sa prémisse fantastique, les clichés associés parfois aux films à thématique gaie. Par exemple, la scène classique du coming out est renouvelée par la faille temporelle où s’engouffre la discussion entre Adam et sa mère : face aux inquiétudes de sa génitrice, le fils lui apprend que « les choses ont changé ». À rebours de ce qui est généralement attendu, le père aux propos et attitudes genrés accueille avec plus de sérénité l’homosexualité de son fils, désormais plus âgé que lui : la confession réciproque est franche, et l’étreinte qui en découle, bouleversante, n’est pas sans trouble, puisqu’elle est celle de deux hommes, autant que celle d’un père avec son petit garçon. Haigh ose même des situations qui pourraient verser dans le ridicule, comme lorsque Adam, engoncé dans un pyjama aux motifs enfantins, demande à ses parents s’il peut venir dormir dans leur lit. Le ridicule potentiel de la situation se désagrège peu à peu à mesure que se déploie, en plan serré, une longue conversation avec la mère, qui fait naître l’émotion. Une main masculine se pose alors sur l’épaule d’Adam, que l’on croit être celle du père, avant que le visage de Harry n’apparaisse près de celui de son amant.
C’est la première fois que les sphères de l’amour conjugal et de l’amour familial s’entrecroisent vraiment, et cette jonction n’ira pas sans drame. Si le dernier acte du récit peut sembler exagérément (mélo)dramatique, il contribue en réalité à l’unité profonde du film, où l’expérience du deuil rejoint une autre expérience ontologique vécue par ces deux hommes gais : celle du décentrement et de la solitude. L’immeuble quasi désert où deux fenêtres sont éclairées devient la métaphore de cette solitude où des monades mélancoliques sont appelées, peut-être, à se rencontrer. Rarement un film n’aura abordé de manière aussi franche cette peur de l’homme gai que parvient enfin à verbaliser Adam : « être seul à jamais ». Sans parents, sans enfants, peut-être bientôt sans amant, il s’accroche au passé puisque « le futur n’a pas d’importance ». Harry, de son côté, avoue s’être toujours senti différent, avoir vécu à l’extrême bord du cercle, loin du noyau familial. Lorsqu’il se présente chez son voisin, c’est aussi pour « garder les vampires à sa porte ». Dans un épilogue où le mélodrame atteint son paroxysme, les paroles de The Power of Love, de Frankie Goes to Hollywood, prennent une résonance poignante. L’expérience de l’étrange devient expérience de l’étranger. Heureusement, la lumière du premier plan du film, inquiétante présence, revient en écho sur la dernière image, en acquérant cette fois une dimension cosmologique. À jamais étranger à l’autre, il est aussi en notre pouvoir de devenir pour l’autre une étoile…
16 janvier 2024