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Critiques

ALL THE BEAUTY AND THE BLOODSHED

Laura Poitras

par Robert Daudelin

Laura Poitras n’est peut-être pas la plus novatrice des documentaristes. Par son attachement au format qui prédomine désormais au sein des documentaires populaires (sujet choc, personnage vedette), elle s’ancre dans une mouvance commerciale de ce cinéma. Cela n’enlève toutefois rien à ses qualités de cinéaste, non plus qu’à la pertinence des sujets qu’elle aborde.

Construit autour de la personnalité singulière de la photographe américaine Nan Goldin et de la guerre de tranchées qu’elle mène depuis plusieurs années contre la famille Sackler de l’empire pharmaceutique Purdue, All the Beauty and the Bloodshed, au vu des aspects scandaleux de son sujet, aurait pu n’être qu’un autre de ces longs documentaires bavards et chronométrés que la télévision américaine propose régulièrement en prime time. Or il n’en est rien, et ce pour plusieurs raisons.

Le projet initial, selon les vœux mêmes de Goldin, était de documenter la lutte du groupe P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now) qu’elle anime depuis 2017 et qui dénonce les liens de la famille Sackler et du monde des arts et des grands musées (Metropolitan Museum, Guggenheim, Louvre, entre autres). Héritière du projet, Poitras a décidé de l’étoffer en articulant le combat de Goldin à son itinéraire personnel, familial comme professionnel. Ce faisant, elle multiplie les ancrages et les niveaux de lecture et met en place une riche articulation entre privé et public.

All the Beauty and the Bloodshed, par la volonté explicite de Laura Poitras, est avant tout un film sur Nan Goldin, photographe déjà célèbre quand elle amorce son combat contre la famille Sackler. Or sa vie privée est au centre du travail photographique de Goldin : elle se met en scène depuis l’âge de 14 ans, et rien de sa vie familiale, amoureuse, sociale n’échappe à son appareil photo. Poitras puise abondamment dans ces images, souvent choquantes, toujours bouleversantes, qui sont aussi l’histoire d’une génération et qui parlent haut et fort de libération sexuelle, de sida aussi.

Goldin a beaucoup utilisé les slide shows comme dispositif d’exposition. Poitras en fait bon usage pour chapitrer son propos et le clic du carrousel de diapositives devient même bande sonore du film à certains moments. Ces images qui défilent, comme les films amateurs 8 et 16 mm – certains tournés par Goldin elle-même – viennent périodiquement, et délibérément, interrompre la saga Sackler, pour nous ramener à l’histoire non moins impressionnante d’une femme hors du commun qui a fait de son art un instrument de lutte : du bouleversant The Ballad of Sexual Dependency au combat impossible pour dénoncer les crimes de ces « corrupt evil bastards » que sont les millionnaires à la tête de Purdue, il y a un même engagement, un même besoin de dénoncer que le film illustre magnifiquement. Il va sans dire que la richesse et le volume des documents rassemblés constituaient une vraie gageure pour la cinéaste et ses monteurs ; le défi est brillamment relevé et le film nous mobilise totalement.

All the Beauty and the Bloodshed, est-il besoin de le souligner, est aussi un portrait imperturbable du capitalisme sauvage avec la puissance sans borne que lui confère la structure politico-sociale de l’état américain. Si les Sackler voient désormais leurs noms effacés des salles du Met, du Guggenheim et du Louvre, entre autres lieux, ils n’en échappent pas moins à la justice par la vertu de quelques-uns de leurs millions. Il restera toujours plus de 450 000 citoyens assassinés par leurs opiacés que la publicité trompeuse de Purdue avait convaincus qu’il n’y avait aucun danger à combattre leurs anxiétés avec quelques comprimés d’OxyContin.

P.A.I.N. contre la famille Sackler a des allures de David contre Goliath, ce que le film ne cache pas. Et pourtant ce qui nous y est dit, c’est que, même dans un tel rapport de force, la lutte est possible. Si les Sackler peuvent s’offrir les meilleurs avocats des États-Unis, Nan Goldin et ses amis ont l’imagination, la détermination et le respect de la vie dans leur arsenal.

Pour Nan Goldin, la photographie, c’est sa vie ; ses photos nous disent tout d’elle : l’incohérence de sa mère, le suicide de sa sœur Barbara, la découverte de sa sexualité et d’une société nouvelle à construire. C’est sa voix, chaleureuse et déterminée, qui nous accompagne, au besoin nous guide, tout au long du film de Laura Poitras, une voix qui ne craint pas de parler fort, au besoin avec de gros mots, pour réclamer la justice et sa part de liberté.


8 décembre 2022