AMAL, UN ESPRIT LIBRE
Jawal Rhalib
par Cédric Laval
La salle de classe est un lieu fréquemment investi par les cinéastes, en raison de ses évidentes potentialités dramatiques : lieu clos dont les limites peuvent être facilement transgressées, espace discursif où se jouent des rapports de pouvoir entre les individus, incubateur de problématiques sociétales faciles à observer. De fait, Amal, un esprit libre est un objet passionnant, dont la qualité première est de donner corps à des enjeux fondamentaux, provoquant en retour des discussions nécessaires. Le premier enjeu porte sur le discours religieux, et sur son impact dans la vie d’une adolescente prenant conscience de son homosexualité. Le film se situe en Belgique et s’ouvre sur Monia (Kenza Benbouchta) dont le corps couvert de bleus témoigne de son rejet par une partie de ses camarades de classe, nourris d’une culture religieuse qui condamne les relations homosexuelles. La professeure de français de la classe, Amal (Lubna Azabal), tente de désamorcer le conflit en confrontant ses élèves aux écrits d’un poète arabe du 8e siècle, proclamant son goût pour les hommes dans des textes d’une grande beauté. Cette initiative est contestée par le professeur de religion, Nabil (Fabrizio Rongione), qui organise en secret la fronde des parents et des élèves contre sa collègue à l’esprit un peu trop libre. Un autre enjeu s’articule alors au premier : celui du rôle de l’école dans l’éveil de l’esprit critique des élèves qui lui sont confiés. Faut-il acheter la paix et ne pas aborder des sujets qui fâchent (« ça sert à rien de leur matraquer un enseignement qu’ils n’ont pas envie d’entendre », réplique une collègue d’Amal) ? Ou bien, au contraire, éveiller les consciences et susciter le débat entre les élèves, au risque de provoquer des remous ?
Dans le contexte de la Belgique contemporaine, un troisième enjeu se profile alors : celui de la laïcité. Dans son essai Vivre avec nos morts, Delphine Horvilleur, femme rabbin d’origine française, donne une belle définition de la laïcité : « La laïcité […] empêche une foi ou une appartenance de saturer tout l’espace. […] Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer. » Amal tente de préserver sa classe de ce risque de saturation induit par un discours religieux autoritaire. Mais elle a beau clamer qu’« Allah n’a rien à faire dans [s]a classe », que « c’est [l’]humanité [de ses élèves] qui l’intéresse, pas [leur] foi », Amal peine à maintenir séparés l’espace laïc et celui de la religion. Le cloisonnement entre ces espaces existe pourtant de manière objective. Certaines jeunes filles remettent leur voile dès qu’elles sortent de l’école. Amal se rend chez Nabil et se heurte à un discours masculin violent, traité sur le mode du hors-champ, lorsqu’elle ne se soumet pas aux codes comportementaux exigés des femmes : « C’est chez nous, ici ! » lui rétorque alors son interlocuteur anonyme. Le film peut ainsi être vu comme une dénonciation de la dangereuse porosité qui menace l’espace laïc face aux assauts de la foi, lorsque des parents cherchent à imposer à l’enseignante une liste d’auteurs qu’elle peut faire lire à leurs enfants, lorsque son appartement et les murs de son immeuble sont vandalisés au nom d’un discours religieux qui exclut, davantage qu’il ne rassemble. Le film pose, de manière brutale, ces questions : comment faire coexister l’espace et le discours laïcs avec ses contreparties religieuses ? Comment articuler les certitudes de la foi avec les doutes de l’esprit critique ? Jusqu’où le collectif peut-il aller sans empiéter sur la liberté des individus et sur l’intime ?
Au-delà de ces enjeux captivants, rares sont cependant les films qui parviennent à rendre crédibles les situations et paroles mises en scène dans l’espace de la salle de classe. Deux écueils menacent généralement les cinéastes : celui de l’exagération et de l’artifice, par lequel on souligne à gros traits le message à passer ; celui de l’improvisation, qui donne l’illusion d’une captation du réel, tout en courant le risque de se laisser déborder par une forme et une énergie brouillonnes. Amal, un esprit libre n’échappe pas à certains de ces défauts : quelques échanges entre les membres de la communauté éducative, à l’intérieur ou à l’extérieur de la salle de classe, relèvent sans doute du « trop écrit », quand d’autres moments, plus spontanés parce que déviant du plan de cours, ont un impact plus fort (on songe à ce sondage improvisé, en direction des élèves, sur les brimades racistes qu’ils ont subies). De fait, les plans les plus marquants des scènes de classe renvoient souvent à de simples regards (hargneux, hagards, apeurés…) ; la séquence la plus convaincante est celle où la professeure ne parvient plus à contrôler le conflit entre ses élèves, et où le cinéaste choisit de la filmer dans une bulle que le réel n’atteint plus, en floutant l’arrière-plan et en coupant le son : le silence l’emporte (pour quelques secondes seulement…) sur la furie des discours.
Amal, un esprit libre témoigne donc d’une profusion discursive (on peut encore évoquer le rôle ambivalent des réseaux sociaux et des outils modernes de communication, à la fois aliénants et libérateurs, dans la propagation de ces discours…) qui en fait sa richesse et sa limite. Tous les acteurs, amateurs ou professionnels, embrassent ce trop-plein avec une énergie et une sincérité qui maintiennent la tension, au prix, quelquefois, d’une certaine sensation d’épuisement. Pour les filmer, Jawad Rhalib opte pour une caméra nerveuse, très souvent à l’épaule, et pour des plans majoritairement rapprochés. Les plans d’ensemble sont très rares, les plans larges inexistants, à l’exception marquante et significative de quelques-uns, à la fin du film. Ce choix stylistique amplifie l’impact des paroles sur les personnages, mais il désancre ces paroles du milieu social dont elles émanent, ce qui peut lui être reproché. On ne peut douter des intentions louables du réalisateur et de l’enseignante dans la croisade qu’ils mènent contre les discours intégristes, légitimés qu’ils sont par leur appartenance à la communauté musulmane, victime première de ces discours. En revanche, le dénouement du film laisse perplexe sur l’impasse à laquelle il nous expose, et l’on peut regretter qu’il fasse triompher in fine la haine sur l’acceptation de l’autre, la voix des affects sur celle de la raison et de l’apaisement. Amal, un esprit libre, certes… mais à quand l’esprit de la libération ?
2 octobre 2024