Critiques

American Honey

Andrea Arnold

par Céline Gobert

Aux racines du cinéma de la britannique Andrea Arnold, il y a le désir féminin. Toutes ses héroïnes partagent la même obsession pour une figure masculine virile, qui leur offre à la fois la libération qu’elles espèrent et le danger dont elles ont besoin pour se sentir vivantes. Lorsque le regard de Star (Sasha Lake) croise celui de Jake (Shia LeBeouf), la jeune femme voit chez le garçon, charismatique et effronté, l’opportunité de s’extraire d’un quotidien pesant dans lequel elle est forcée de s’occuper d’enfants qui ne sont pas les siens. Cette envie était déjà présente dans Wasp (2003), le court métrage oscarisé d’Arnold, où une jeune mère de famille laissait de côté ses bambins, le temps d’un rendez-vous avec un homme. Jusqu’ici Arnold avait figuré les limitations de ses femmes, qu’elles soient liées au traumatisme (Red Road), à l’interdit (Fish Tank) ou à la classe sociale (Wuthering Heights), par un rétrécissement étouffant du cadre : les rues de Glasgow observées par le prisme des caméras de surveillance, les tours bétonnées de la banlieue londonienne et les landes du Yorkshire.

Dans American Honey, et même si c’est toute l’immensité de l’Amérique, de ses mythes nourriciers (pétrole, road trip et matérialisme) au fol American Dream, qui s’offre à Star, Arnold ne peut s’empêcher, en optant dès le départ pour le format 1.37:1, d’enfermer et observer sa bande d’adolescents dans des espaces réduits. L’énergie de ces jeunes survoltés lancés sur les routes en camionnette pour vendre des magazines jaillit alors à l’intérieur du véhicule, sur les parkings des motels, piégés qu’ils sont dans des répétitions d’actes routiniers (le colportage de porte en porte, le calcul de l’argent amassé, la défonce). Ce rythme, asséné en boucle sur 160 minutes et ponctué de morceaux de rap scandés en groupe, traduit le côté dérisoire de leurs quêtes (l’enrichissement, la passion, l’idéalisme). Alors même que l’étendue de la route et du pays défile sous leurs yeux, leur trajet ne les mène jamais nulle part. Harmony Korine avait peu ou prou proposé la même idée avec son Spring Breakers en forme d’incantation. Même son de cloche du côté d’Easy Rider de Dennis Hopper, dans lequel les héros terminaient laissés pour morts sur le bas côté de leur route vers la liberté.

Pour la première fois, Arnold sort de l’Angleterre et se confronte à la matière d’un imaginaire américain que moult cinéastes ont travaillé avant elle : on pense aux teens de Larry Clark et de Gus Van Sant ou encore à ceux, un peu plus riches mais tout aussi désespérés, de Sofia Coppola. Lorsqu’elle offre le rôle de la boss à la petite fille d’Elvis Presley (Riley Keough), Arnold s’inscrit au coeur de l’Amérique légendaire, mythique, qu’a symbolisé en son temps « The King. » Même chose quand Star rencontre ces vieux cow-boys déchus ou ces travailleurs des gisements de pétrole. Le plus fascinant dans American Honey est la façon dont la cinéaste s’approprie ce territoire maintes fois filmé : elle l’aborde de façon très organique, sensorielle, comme elle le faisait dans sa relecture du roman d’Emily Brontë, et ce en portant une grande attention aux détails du monde vivant : l’herbe verte, le soleil éclatant, les insectes et animaux (on y croise ici écureuil, ours, tortue, papillon). La photographie signée Robbie Ryan, fidèle depuis Wasp, est sublime. Elle magnifie tout, appose au feu des rites de passage, au vent des fenêtres ouvertes et à l’eau des piscines et des lacs, des monstres plus industriels, des grands buildings froids et des suburbs de luxe, inaccessibles à ces gamins laissés-pour-compte. Arnold, comme dans son précédent film, pousse cette histoire d’amour contrariée à se fondre dans le cadre naturel. Il en résulte d’intenses séquences de rencontres charnelles, notamment quand Jake et Star s’abandonnent à leur désir.

En revanche, cette esthétique soignée et bariolée entraîne une recherche du « beau plan » qui a pour effet immédiat de nuire au réalisme et à l’authenticité du film. Pire : elle lui confère quelque chose de faux, de fabriqué, que viennent par ailleurs empirer toutes les séquences de groupe dont la dynamique très artificielle et étudiée ne convainc jamais vraiment. Assez problématique pour une oeuvre qui vise à capter avec véracité l’esprit d’une certaine jeunesse américaine actuelle. Arnold offre en outre une représentation sans nuance de l’antagonisme pauvreté / richesse, notamment quand elle choisit de l’illustrer d’un point de vue moral : les enfants des pauvres qui ouvrent généreusement les portes de leur frigidaire à Star versus les gamines des riches qui sont dépeintes comme aguicheuses et lascives. Ces maladresses empêchent une exploration mesurée de la dimension sociologique et des thèmes qui passionnent la cinéaste – la lutte des classes, la misère sociale, l’empowerment des moins nantis. En abandonnant ainsi le réalisme brut et l’aridité franche qui caractérisent son cinéma (American Honey est d’ailleurs clairement son film le moins dérangeant, le moins obsédant…), Arnold perd en précision : son discours est plus confus, plus schématique.

Enfin, si elle se fait à n’en pas douter l’écho d’une jeunesse aussi dépolitisée que paumée, alors que le Easy Rider de Hopper renvoyait à l’inverse à une jeunesse très ancrée dans la révolte hippie des années 1970, la Britannique reste étrangement clémente envers cette terre dont elle n’a de cesse de gommer les démons, dangers et menaces. Inoffensive et plutôt complaisante dans sa façon de mettre en scène les adolescents ou encore la misère des protagonistes rencontrés, elle semble se refuser à tirer le moindre potentiel subversif de sa traversée. Si Hopper offrait une réflexion similaire en appelant à une liberté utopique hors du système, il se montrait plus explicitement cynique : en désirant vivre à l’écart du matérialisme américain, ses motards parvenaient finalement à un amer constat – survivre est impossible (ou pire encore : dénué de sens) en dehors du système capitaliste. Le film n’avait pas peur non plus d’affronter la violence inhérente au pays, avec la mort de l’avocat interprété par Jack Nicholson qui faisait basculer le récit dans la noirceur et la désillusion, ou encore avec cette fin brutale où les deux héros se faisaient tirer dessus en moto. Les intentions d’American Honey, même si le film semble parfois tendre vers un même bilan avec ses marginaux qui ne pensent qu’à s’enrichir, ne sont pas aussi claires et tranchées. Il manque ici chez Andrea Arnold un point de vue pleinement assumé sur cette Amérique-mirage, sur ce voyage en fausse promesse. Entre images léchées, clichés et édulcoration systématique de ce tout ce qui pourrait fâcher, la cinéaste semble rester jusqu’au bout indécise par rapport à son sujet.

La bande annonce de American Honey


2 novembre 2016