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Critiques

Americano

Carlos Ferrand

par Philippe Gajan

Compagnon des Amériques…
J’ai de toi la difficile et poignante présence
Avec une large blessure d’espace au front

– Gaston Miron
(en exergue d’Americano)

Le superbe (et fondamental) film de Carlos Ferrand pourrait ainsi être décrit comme l’impossible désir de l’américanité, d’une américanité enfin complète qui n’opposerait plus deux continents (le nord et le sud), deux réalités, mais une américanité à l’échelle d’un unique continent au sens à la fois géographique et historique : les Amériques, l’Amérique…

À ces deux réalités fondamentales – la première, géographique, nous entraîne de la Terre de Feu jusqu’aux solitudes du Grand Nord, la seconde, vers l’histoire des peuples autochtones, ceux déjà oubliés (les Selk’nam de la Terre de Feu, dont Ferrand perpétue la mémoire en partant sur les traces du prêtre ethnologue Martin Gusinde) comme ceux en train de se redéfinir (le peuple andin aymara), il aura fallu en adjoindre une troisième, de pure médiation. Car la géographie et l’histoire ne sauraient évoquées que par le pouvoir médiateur des amitiés durables que le cinéaste a tissées au cours de sa carrière et de sa vie. Ainsi, chaque étape ouvre sur une rencontre avec un proche du cinéaste : la cuisinière de sa famille au Pérou, d’autres cinéastes comme Jorge Sanjinés en Bolivie ou César Pérez, son directeur photo, ou encore tout simplement des amis comme ce couple d’activistes aux États-Unis. Tous parlent de leurs expériences comme de leurs obsessions, tous parlent d’identité, de « racines » et tous, par la « magie » du cinéma, forment une chaîne qui, sans se rompre, va parcourir l’espace et le temps de l’Amérique. Americano est en quelque sorte un road-movie que viennent ponctuer, outre les rencontres, des extraits des œuvres passées de Carlos Ferrand, dont l’admirable court métrage Cimarronnes (1982).

C’est que, à n’en pas douter, Carlos Ferrand incarne une des formes possibles de cette américanité (ré)unifiée. Péruvien éduqué aux États-Unis, cinéaste formé à l’ENSAS de Bruxelles et Montréalais d’adoption, il est surtout cet humaniste qui rêve de voir les hommes libres et égaux – ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui – et qui porte en lui toutes les contradictions de cette improbable fusion. Lui, le passeur, était tout désigné pour déchirer sans l’occulter le voile qui sépare les deux Amériques. Ou plutôt affronter le mur, cette douloureuse frontière entre le Mexique et les États-Unis. À n’en pas douter, le franchissement de cette frontière est un des moments les plus puissants du film, sorte de catharsis où le sentiment d’horreur le dispute au sublime. D’un côté, au sud, les disparues de Juárez, le mystère de ces jeunes filles assassinées par centaines depuis dix ans près de cette ville mexicaine frontalière et toute l’horreur, l’indifférence et la peur qu’il laisse planer, mais aussi le principe mâle-femelle immuable des Indiens tarahumaras, ici illustré par un couple qui court (cette course, pratiquée depuis la nuit des temps, semble dessiner un point de fuite que le cinéaste entrevoit comme « le lieu utopique rêvé par tout exilé ») ; de l’autre, le nord, les responsables de Guantanamo, l’accueil des femmes mexicaines aux États-Unis, la collecte des médicaments pour les plus démunis… Carlos Ferrand décrit le passage de la frontière en ces mots :
«Au sud, malgré la mélancolie qui guette, la caméra flaire son cadre, comme un chien bien dressé. Au nord, c’est plus ardu. Pour pénétrer la réalité, la caméra doit se transformer en rayons X, se diriger vers l’abstraction. Au sud, l’image s’offre à moi. Est-ce la précarité de l’existence qui m’envoûte? Je ne veux pas vivre dans ce chaos, mais pourtant, c’est là-dedans que je me sens le plus vivant...»

Ainsi, entre journal intime d’un exilé, esquisse de biographie filmée et canevas des multiples possibles sur lesquels peut ouvrir une étude sociopolitique et ethnologique des Amériques, Americano fait partie de ces grands films écrits au « je » qui, pourtant, sont totalement tournés vers les autres. L’essai de Carlos Ferrand dit l’inscription du « je » au sein d’une communauté, tant réelle que rêvée, mais surtout le « nous ». Le cinéaste explorateur du temps et de l’espace le fait en réaffirmant la force d’un certain cinéma, de son cinéma, et appelle de tous ses vœux l’enfantement d’un monde plus juste. Il le fait avec beaucoup d’humilité, de pudeur et de générosité.


20 mars 2008