Critiques

Amy

Asif Kapadia

par Helen Faradji

Amy, c’est d’abord une gamine un rien trash, baveuse et provoc’, comme il y en a des centaines, élevée à la dure dans les quartiers nord de Londres. Mais c’est aussi une femme au destin exceptionnel, aussi grandiose que tragique, porté par une voix et un charisme comme il ne s’en trouve que peu par siècle et qui, à 16 ans, va trouver son premier manager, puis un label, puis enregistrer un premier album, Frank, dont les sonorités jazz vont aller à son timbre puissant comme l’eau aux poissons. Le tourbillon ne tardera pas. L’installation à Camden, berceau de la renaissance du rock indie britannique, la rencontre, la rupture, le mariage, le divorce avec ce grand échalas aux pratiques douteuses de Blake Fielder qui lui inspirera le titre phare de l’album éponyme, Back to Black, celui-là même qui fera d’elle une star planétaire, la drogue, les médias qui la harcèlent, les concerts lamentables. On connaît la suite…

Un destin, donc. Un vrai. Comme il s’en écrirait dans les contes s’ils étaient faits pour faire peur aux petites filles. Un destin, mauvaises fées penchées sur le berceau, qui ne pouvait presque que s’abîmer dans la déchéance (Amy Winehouse est morte le 23 juillet 2011, à 27 ans). Un destin en forme de mythe contemporain, comme l’était celui du pilote brésilien Ayrton Senna qui avait déjà fasciné le documentariste Asif Kapadia. À l’instar d’Alex Gibney (Going Clear, The Armstrong Lie), Kapadia fait partie de ces nouvelles stars du docu moderne biberonnés à une efficacité toute MTVienne et qui semblent avoir appris par coeur la pénible leçon professée par Michael Moore: peu importe le réel, c’est par le collage qu’émergera la vérité. Amy, comme Senna, et comme les autres, est en effet d’abord et avant tout un film de montage où les centaines d’extraits de films d’archives (personnels ou issus de médias) s’arriment les uns aux autres, nappés de commentaires de proches (managers, meilleures amies, paternel, tout le monde a son avis sur la star), dans un tourbillon aussi échevelé que chaotique.

Chaotique car si le projet d’Amy était de « raconter » la diva via les paroles de ses chansons (à l’écran, en surimpression), le sentiment que donne ce film de passer constamment du coq à l’âne est palpable. Un coq aux ergots ratiboisés et un âne édenté, certes, mais tout de même. Car Amy, passée une formidable première partie où c’est bien la musicienne au talent hors normes et à la sensibilité artistique hors du commun qui attire le regard, se voit ensuite comme on lit un tabloïd. Le crade, l’obscène, le choc à chaque minute, comme on tournerait les pages pour s’enfoncer encore davantage dans le sensationnalisme. Oui, sa voix faisait venir les frissons, mais rendez-vous compte : elle prenait déjà des pilules à 14 ans, elle était boulimique, elle traînait avec Pete Doherty et Russell Brand, elle a commis l’adultère, elle prenait de l’héroïne… Exit la chanteuse, bonjour l’épave.

Comme dans Senna où l’accident mortel était disséqué jusqu’à la nausée, Kapadia dépouille alors son sujet de toute vie, de toute personnalité (que sait-on réellement d’Amy après ces 2h10 drainantes ?) pour mieux construire artificiellement un nuage toxique, ralentis sur son visage émacié et sa démarche hésitante et musique de téléralité anxiogène à l’appui, où chaque minute semble conçue comme une façon de l’accabler encore plus, tout en la victimisant.

La complaisance écoeure vite. Mais surtout, elle rappelle que dans le récent documentaire consacré à Kurt Cobain (Montage of a Heck, de Brett Morgen), les problèmes d’addiction du jeune chanteur étaient traités comme une des composantes des démons qui hantaient un génie torturé. Dans Amy, le plus triste, c’est que ce film voulu, on le sent, pour lui rendre hommage ne fait au final que dresser le portrait d’une junkie pathétique en lui enlevant, comme l’on fait ceux qui se servaient d’elle et de ses penchants illicites pour vendre de la copie avariée, ce qui faisait sa véritable étincelle : son identité d’artiste exceptionnelle.

 

La bande-annonce d’Amy


9 juillet 2015