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Critiques

ANATOMIE D’UNE CHUTE

Justine Triet

par Alexandre Ruffier

Samuel Maleski (Samuel Theis) est découvert par son fils malvoyant, Daniel (Milo Machado Graner), étendu au sol devant le chalet alpin qu’il rénovait. Son épouse Sandra Voyter (Sandra Hüller), autrice à succès, est mise en examen pour mort suspecte. Son inculpation génère immédiatement un véritable opéra médiatique, qui voit déjà dans cette mort mystérieuse la patte de la romancière. En soumettant l’utopie du couple, sujet central de son œuvre depuis La bataille de Solférino (2013), à la discipline du procès, Justine Triet traite, avec une implacable efficacité, la dimension voyeuriste du tribunal et par une mise en abyme élégante expose les liens profonds qu’entretient la fiction, littéraire ou cinématographique, avec la justice.

« That’s not the point », répond Vincent (Swann Arlaud), son avocat, lorsque Sandra lui dit qu’elle n’a pas tué Samuel. Cette rhétorique classique dévoile ici le mécanisme central du film : la vérité judiciaire n’est pas, contrairement aux apparences, uniquement factuelle. Elle se doit avant tout d’être audible et donc rendue vraisemblable par la création d’un récit auquel il est facile d’adhérer, quitte à parfois mépriser sa véracité. C’est pourquoi Vincent oriente sa défense autour d’une potentielle tendance suicidaire de Samuel. Cependant, une fois au tribunal et malgré une convaincante glose de l’avocat appuyant cette thèse à la lumière d’une série de courriels et de paroles rapportés, Sandra lui glisse à l’oreille que cette description ne colle pas à son mari. « The point » est donc de construire un espace cohérent, ni tout à fait faux ni tout à fait vrai mais suffisamment large pour que puisse se glisser le fameux doute légitime cher à Henry Fonda (12 Angry Men, Sidney Lumet, 1957). Comme le dit l’avocat général (Antoine Reinartz) après un argumentaire démonté par une des expertes de la partie adverse : le hautement improbable reste toujours possible. Le tribunal se constitue ainsi chez Triet avant tout comme un théâtre où se joue l’affrontement des points de vue.

Une idée qui s’étend jusque dans la mise en images d’Anatomie d’une chute, faisant de la captation et de sa subjectivité l’un de ses enjeux esthétiques et scénaristiques. Car si des preuves audiovisuelles sont appelées à jouer un rôle important dans cette affaire, c’est bien souvent sous l’angle de leurs partialités et de leurs capacités à brouiller nos perceptions par l’illusion de véracité qu’elles charrient. N’échappant pas à cette perspective, les plans du film se parsèment d’imperfections, comme lors de la scène d’introduction où Sandra, en se penchant en avant, devient floue. De façon récurrente la caméra se trompe, se replace, mais surtout zoome et ainsi attire notre attention en opérant une sélection partisane de l’espace. Cette subjectivité de l’image s’accompagne d’une alternance entre différents points de vue, utilisant par exemple les caméras de la police lors d’une scène de reconstitution ou lors d’un interrogatoire. Ces vidéos, ensuite utilisées lors du procès en tant que pièce à conviction, apparaissent par ce procédé biaisées ou, au minimum, incomplètes.

Femme dans un tribunal

Au montage, cette alternance met de l’avant la perméabilité de nos imaginaires à l’influence des images puisque nous remplissons inévitablement les espaces laissés vides par les faits. Cette tendance naturelle est notamment mise de l’avant lors d’une coupe liant une illustration fantasmée de Samuel sautant dans le vide à la chute d’un mannequin en tissu jeté par l’équipe de Vincent. Ce dispositif de mise en scène s’insère dans toutes les composantes du film permettant à Justine Triet d’atteindre, sans pathos, l’intensité émotionnelle de son histoire. Lors d’un des moments charnières, elle illustre un enregistrement par ce qu’il pourrait aussi bien être un flash-back qu’une pulsion imaginative. Ce choix qui peut, au premier regard, apparaître comme une facilité devient, grâce à sa durée et à sa parfaite exécution, un puissant appel d’air tranchant habillement avec le reste du long métrage, ouvrant son cinéma à une dimension qu’il n’avait pour l’instant qu’effleurée. Et c’est peut-être là le plus grand fossé qui sépare son dernier film de ses précédentes productions. Justine Triet arrive, pour la première fois, au-delà de sa maîtrise technique, à profondément nous émouvoir.

Malgré son sujet, Anatomie d’une chute est loin de proposer une itération austère du film de procès par son choix de s’éloigner, notamment, d’une reconstitution documentaire du processus judiciaire pour privilégier ses moments les plus grandiloquents. À savoir : l’interrogatoire des différents témoins, l’analyse des pièces à conviction et les joutes verbales entre les deux avocats. Ce choix, tout en exacerbant les aspects les plus théâtraux de la justice, permet à la cinéaste d’afficher une maîtrise totale de son rythme. On ne s’ennuie jamais devant cette longue Anatomie d’une chute et, dans une période où l’extension de la durée semble être devenue un argument de vente, le film fait état d’anomalie. Une efficacité que le long métrage doit tout autant à la limpidité de sa mise en scène qu’à la structure de sa narration. D’un côté, le film s’articule autour de grandes séquences, amorcées comme au théâtre par l’entrée et la sortie des personnages qui malgré leurs apparentes similitudes se renouvellent sans cesse dans leurs configurations : on passe de l’interrogation d’un témoin, à l’interprétation d’un enregistrement compromettant puis à l’intervention d’un expert… De l’autre, chacune de ces situations est ponctuée d’une série de retournements nous tenant constamment en haleine. La mécanique d’un procès constitué d’interrogatoires puis de contre-interrogatoires devient, grâce à l’écriture de Triet et de son conjoint Arthur Harari, une série d’escarmouches rhétoriques parfaitement jouissives. Le film foisonne de vie, et transcende le huis clos du tribunal par une collection de moments que l’on aime s’échanger à la sortie de la salle. La récompense cannoise, loin de représenter une consécration institutionnelle moribonde, souligne au contraire un apogée formel et émotionnel porteur de promesses pour la suite.


27 octobre 2023