Critiques

Angèle et Tony

Alix Delaporte

par Helen Faradji

Il y a toujours quelque chose d’émouvant dans un premier film. Dans ceux qui marquent l’entrée en cinéma d’un auteur, en tout cas. Une frontalité un peu maladroite, une envie d’en découdre, d’attraper à bras-le-corps ce médium qu’on étrenne, de s’aventurer sur une terre inconnue les yeux bandés avec la conviction intime qu’on y trouvera son chemin. Angèle et Tony, premier essai d’Alix Delaporte, en fait la preuve. Et c’est sur ses personnages, un choix audacieux en ces temps où l’image obsède, qu’elle exerce ce jusqu’au-boutisme, cette croyance un peu folle, mais diablement attachante que le moins peut le mieux.

Angèle et Tony, donc. Deux êtres droits, entiers, francs dont les contours semblent dessinés au scalpel, mais dont l’intérieur reste opaque et mystérieux. Des êtres rares. Comme les deux parties nettes d’un tout insaisissable. Angèle, d’abord, à qui la formidable Clotilde Hesme (déjà vue chez Garrel et Honoré) prête son profil en lame de couteau et son corps de grande liane toute en angles. Rugueuse, agressive, elle prend à rebrousse-poil la joliesse ambiante, celle que les producteurs saupoudrent sur les jeunes premières en pensant que tout cela fera passer la pilule de leur inconsistance. Angèle sort de prison et n’a l’intention ni de s’expliquer, ni de s’excuser. Pourquoi le ferait-elle, d’ailleurs, elle qui erre dans ce petit village côtier en Normandie en attendant de pouvoir récupérer son fils? Elle ne doit rien à personne et personne ne lui doit rien. Angèle, la solitaire, ne cède pas aux sirènes, c’est un animal sauvage, blessé, du genre à foncer à toute vitesse la tête dans le mur. Plutôt souffrir qu’esquiver. On la devine plus qu’on la rencontre, cette fille mutique, cette écorchée vive au regard perpétuellement inquiet.

Tony, d’ailleurs, la laissera venir à lui sans lui faire de cadeaux, sans la cajoler. C’est que le marin-pêcheur en a vu d’autres. Un roc d’homme qui ne se fait plus d’illusions depuis longtemps, qui bosse, dur, sans rien dire, ou plutôt en se contentant du minimum sans s’embarrasser du confort de la politesse. Les mots, comme l’homme, sont directs, sans détour. Un ours, pas un nounours, que Grégory Gadebois, acteur de théâtre, incarne sans fioritures, sans chercher à séduire. Les deux acteurs ont d’ailleurs reçu les Césars des meilleurs espoirs cette année. Il ne pouvait pas vraiment en aller autrement. Leur sincérité sans sucre, sans eau de rose, un peu brutale, mais attachante, c’est la réaction qu’on attendait impatiemment au festival du sourire et du charme permanent qu’est aussi devenu un certain cinéma.

Sur fond de manif de pêcheurs inscrivant son film dans une tradition loachienne dure et sensible (celle d’avant le whisky et le foot), Alix Delaporte verse dans l’ultra-naturalisme rocailleux, la grisaille, la dureté. Même les dialogues semblent dégraissés, épurés, gagnant du coup une épaisseur et une originalité rares. Sous ses yeux, les hommes ne sont ni bons, ni méchants, juste complexes, entiers. Angèle et Tony, c’est un peu l’anti-Gamin au vélo, le refus catégorique du conte de fées, la collusion de deux mondes qui s’entrechoquent en grinçant. Mais c’est aussi la générosité qui suinte de chaque image, de chaque plan pensé sèchement, parfois presque trop, comme si la mise en scène n’était qu’un outil pour mieux donner à voir l’os à nu. Car Angèle et Tony, en ne confondant jamais rigueur et austérité, retenue et autisme, tendresse et amollissement, est aussi et avant tout une histoire d’amour. Une histoire d’amour comme on n’en voit pas au cinéma, justement, qui sort des sentiers rebattus pour mieux faire pousser des fleurs là où personne n’aurait cru possible de voir émerger la vie.

La bande-annonce d’Angèle et Tony


26 juillet 2012