Animal Kingdom
David Michôd
par Bruno Dequen
L’écran s’ouvre sur un poste de télévision diffusant une émission anodine. En face, assis sur le divan, un jeune homme à l’air apathique regarde mollement l’émission, alors qu’une femme est endormie à côté de lui. Soudainement, une équipe d’infirmiers entre dans l’appartement et demande à l’adolescent de confirmer que sa mère est effectivement victime d’une overdose d’héroïne. Après avoir répondu aux infirmiers, Josh (surnommé J) retourne à son émission. Ellipse. J passe un coup de téléphone à sa grand-mère, l’informe de la mort sa mère, et lui demande si elle peut l’héberger. Ainsi débute le formidable premier long-métrage de David Michôd. Distillant dès ces premiers plans une ambiance noire et réaliste à couper au couteau, Michôd fait preuve d’une maîtrise de la mise en scène et d’un sens de l’observation proches de ceux démontrés par Jacques Audiard dans son Prophète.
En effet, tout comme le film d’Audiard, Animal Kingdom s’inscrit dans un genre surexploité. Pour le premier, le film de prison. Pour le second, le drame criminel familial. Et dans les deux cas, il s’agit du parcours initiatique de deux jeunes gens en apparence plutôt faibles au sein d’un milieu d’une effroyable dureté. Alors que le cinéma de genre se complet depuis de nombreuses années dans la distanciation ludique ou le jeu formaliste, Audiard et Michôd proposent une sorte de retour aux sources, évacuant de leurs films toute forme de citation et de second degré, pour se concentrer sur la représentation de récits extrêmement classiques qui puisent leur force dans la justesse des portraits psychologiques et la neutralité de leur positionnement moral. Dans Animal Kingdom, le jeune J admet d’emblée en voix off qu’il n’a pas choisi son milieu, et que tout homme doit tenter de faire de son mieux avec les cartes qui lui sont données, une phrase qui aurait également pu être prononcée par le jeune ‘prophète’ Malik.
Sur ce point, il faut bien admettre que nos deux personnages n’ont pas eu de bonnes cartes en partant. Alors que Malik est un enfant abandonné sans éducation qui tombe immédiatement dans les griffes du parrain corse de la prison, J se retrouve malgré lui dans une famille de criminels en guerre contre la police. Et quelle famille! Le clan Cody est l’une des plus impressionnantes créations du cinéma contemporain. Les trois frères de la famille Pope, un ancien braqueur de banque, Craig, un trafiquant de drogue et Darren, le petit dernier pris dans l’engrenage sont aussi disparates que complexes, et sont d’une fidélité à toute épreuve envers Smurf, leur mère, petit bout de femme jovial dont la douceur et l’affection un peu excessives cachent bien évidemment une froideur calculatrice à donner des frissons. Car les liens familiaux sont finalement bien peu de choses face à l’instinct de survie de ces personnages vivant dans ce monde interlope où la mort est au moindre coin de rue.
Cette menace constante génère une tension insoutenable et J n’a pas d’autres choix de de devoir rapidement faire des choix cruciaux qui détermineront le reste de son existence. Ce sentiment d’urgence est en outre amplifié par la présence d’un détective (interprété par Guy Pearce, le seul acteur du film connu internationalement) qui tentera par tous les moyens de prendre J sous son aile afin qu’il puisse témoigner contre sa famille et enfin sortir de ce milieu impitoyable. Mais bien sûr, rien n’est si simple. Et la profondeur d’Animal Kingdom - tout comme celle d’Un Prophète - provient de cette volonté d’utiliser un genre narratif comme tremplin pour représenter ultimement toute la complexité des choix humains qui fondent une existence. En bout de ligne, J et Malik tentent tous deux de trouver leur place dans le monde, démarche universelle qui est dramatisée dans ces films par les circonstances exceptionnelles dans lesquelles ces deux hommes se trouvent. Ultimement maîtres de leurs destins, J et Malik n’en sont pas moins souvent les victimes des événements auxquels ils ne font que réagir de leur mieux. Plus qu’une simple vision de cinéma, c’est une vision de la vie qui nous est proposée ici.
David Michôd a mis près de huit ans à compléter ce premier long-métrage, qui a reçu le prix du meilleur film international au dernier Festival de Sundance. Ancien rédacteur pour la revue de cinéma Inside Film et membre d’un collectif de jeunes cinéastes australiens intitulé Blue-Tongue Films, Michôd a fait ses armes pendant quelques années dans le court-métrage, tout en développant cet ambitieux projet. Une longue gestation qui aura été bénéfique, puisqu’il nous propose l’un des premiers longs-métrages les plus impressionnants des dernières années.
12 août 2010