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Critiques

Annette

Leos Carax

par Gérard Grugeau

Pour Carax, le cinéma a toujours été la possibilité d’une île, la promesse d’un monde où habiter. Aujourd’hui, après la limousine tombeau de Holy Motors qui parcourait la ville dans un siècle détraqué où l’idée même de l’art semblait en perdition, c’est au tour de la musique de servir d’écrin au dialogue que le cinéaste instaure de film en film entre le monde des vivants et celui des morts. Il y a toujours eu à voir et à écouter chez Carax, comme le clame Annette qui est né d’une proposition du groupe pop-rock des Sparks : une partition émaillée de chansons entêtantes et une continuité dialoguée qui a constitué pour le cinéaste le matériau de base d’un livret digne de la scène lyrique. À noter que la genèse d’Annette pourrait se trouver dans Holy Motors où on peut entendre une chanson du célèbre duo des frères Mael (How Are We Getting Home?) lors d’une séquence mettant déjà en scène les rapports familiaux tourmentés entre un père et sa fille. Dédié à Nastya, l’enfant qu’il a eue avec Katerina Golubeva (Pola X) disparue tragiquement, Annette tient donc à la fois du théâtre intime et de la représentation fictionnelle, et c’est d’ailleurs ensemble que le père et la fille, réunis derrière la console, mettent le film en mouvement à l’occasion d’une ouverture magnifiquement chorégraphiée où, soutenue par le souffle de la mise en scène qui crée un espace ouvert entre l’art et la vie, toute l’équipe, artisans et comédiens confondus, avance frontalement jusqu’à nous comme une troupe foraine prête à embraser l’écran. Le spectacle peut alors commencer.

Brillamment écrit, le livret d’Annette affiche le romantisme noir d’un Edgar Allan Poe. Le récit se noue autour d’un couple glamour composé d’un comédien de stand-up (étonnant Adam Driver à la physicalité exacerbée) qui excelle dans la provocation cynique (le héros s’appelle Henry McHenry, nom en miroir rappelant le double de Holy Motors) et Ann, une soprano adulée des foules (Marion Cotillard filmée comme une icône du muet) laquelle, en mourant chaque soir sur scène, sert de victime expiatoire face à un public en quête de rédemption. Ces deux êtres égocentriques et prisonniers de leur image sont bientôt parents d’une petite Annette qui chantera un jour aux étoiles et que le père, dans son narcissisme meurtrier, instrumentalisera comme une marionnette après avoir commis l’irréparable. Henry McHenry est en quelque sorte le produit d’un temps qui aurait vendu son âme au diable comme dans le Phantom of Paradise de Brian de Palma auquel Annette fait penser avec ses dialogues chantés et ses numéros musicaux se répondant dans une réelle alchimie.

Sombre satire du monde du spectacle et de la célébrité qui brouille constamment les pistes en tentant de répondre à cette vaine question « Où est la scène ? En dehors de soi ou en dedans ? », le film est un labyrinthe mental aux espaces communicants qui tient à la fois du conte de fées maléfique à la Blanche Neige où, comme chez Cocteau, « les miroirs sont les portes par lesquelles entre la mort » (Ann dans la préscience du destin qui l’attend), et d’un opéra rock d’une noirceur absolue ouvrant sur une masculinité perverse attirée par les gouffres. Si le thème de l’amour fou et du triangle amoureux hante tous les films de Carax, il sombre ici très vite dans un dévoiement vertigineux, promis aux pires dérives que la mise en scène accompagne comme une descente aux enfers. We Love Each Other So Much, chantent d’abord les amants à l’unisson, mais bientôt l’amour trahi criera vengeance depuis l’au-delà alors que les spectres viendront visiter les dormeurs. Dans une finale bouleversante où la fiction et la vie se confondent en inscrivant le récit dans une dimension qui renforce l’idée d’un autoportrait au noir, l’enfance bafouée, assassinée, règlera ses comptes et jamais le cinéma de Carax n’aura affiché un tel pessimisme : soudain, il n’y a plus rien à aimer, plus rien à voir, plus rien à regarder. L’artiste déchu est seul face à un mur, et, dans son découpage spatial, le cinéma lui refuse toute ligne de fuite. Ne restent au sol que les oripeaux de l’enfance, objets dérisoires d’un champ de bataille visité par la mort.

Si la musique est dans Annette un monde à habiter, elle a toujours fait partie intégrante de la mise en scène chez Carax. Déjà dans Boy Meets Girl, avec le numéro de claquettes de Mireille Périer, la comédie musicale liée à la puissance d’émerveillement du cinéma évoquait la communauté de fantômes qui peuple l’univers du cinéaste. Mais après les fulgurances ponctuelles des films précédents (le travelling sur le Modern Love de David Bowie dans Mauvais sang, les éclats parfois tapageurs des Amants du Pont-Neuf ou les errances chantées de Kylie Minogue dans les ruines de Holy Motors), la somptueuse partition des Sparks ouvrait pour Carax un champ d’expérimentation des plus féconds. Soit le défi d’une œuvre musicale en son souvent direct où le cinéma devait se détacher de la théâtralité de l’art lyrique pour explorer sur un mode plus intime les états d’âme fluctuants des personnages (Ann sentant venir « le souffle âpre et froid de la nuit ») tout en modulant la prestation chantée des comédiens. Pari réussi que vient appuyer par ailleurs une remarquable structuration de l’espace qui, entre le dedans et le dehors, permet à la mise en scène sans cesse inventive de jouer de ponctuations à la manière des actes d’un opéra dramatisant certains moments clés de l’action (Ann apprenant les comportements criminels de l’aimé, le travelling circulaire rythmant le monologue de « l’accompagnateur » au centre de l’orchestre, les jeux de lumière lors de l’interrogatoire de police, le franchissement de seuils entre les sphères publique et privée, la scène et le nid familial en forêt, le continuum entre la vie et la mort).  C’est dire que pour donner lieu à cette alchimie mystérieuse que dégage le film, l’écriture des Sparks avait dès sa conception quelque chose d’éminemment cinématographique.

De fait, Annette est un tourbillon qui, dans son déploiement spectaculaire, a tout d’une comète échevelée. En phase avec son époque sujette à la prolifération des images (reportages people qui préfigurent ici le mouvement #MeToo, cyber-réactivité sur les réseaux sociaux, grandes messes télévisuelles comme le Super Bowl, drones, lasers et effets numériques), la mise en scène de Carax recycle et intègre tout ce qui interfère aujourd’hui dans le champ du regard pour opposer à la civilisation des écrans la puissance souveraine du cinéma comme dans la scène de la tempête en mer avec les trucages d’une projection frontale qui nous précipite dans l’horreur comme sur un carrousel de la mort. En jouant sans retenue la carte du baroque et de l’illusion qui s’en remet plus aux sortilèges de l’imagination qu’au « chant fragile de la raison », Carax atteint dans la séquence finale un réalisme des plus poignants que le duo chanté du père et de la fillette, se rencontrant enfin dans leur vérité nue, propulse vers une rare qualité d’émotion.

Au fil du temps, le cinéma chez Carax a toujours réfléchi ses propres fantômes en plus d’entretenir des liens avec les mythes comme chez Cocteau et ses motards qui trouent la nuit, assaillis de visions. À ce titre, Annette a tout du film-somme d’un démiurge qui déploie aujourd’hui entre grâce et effroi les épiphanies d’un art total où le cinéma allié à la musique donne certes corps à une « maison où habiter », mais une maison qui a tout d’un purgatoire où les monstres rongés par la culpabilité ne trouvent qu’un fallacieux refuge. Pour paraphraser l’ange Heurtebise de Orphée, face à tant de noirceur1, « la vie»  risque « d’être longue à être morte » dans cette zone échouée aux portes de l’enfer.

  1. Dans un tel contexte, on déplorera qu’au moment du générique de fin, le film ne se termine pas sur une marche silencieuse de toute l’équipe, plutôt que sur les échanges triviaux assujettis à l’injonction d’un metteur en scène omniscient.

 


6 août 2021