ANORA
Sean Baker
par Elijah Baron
L’apparition dans Anora d’un panneau publicitaire qui révèle le sort d’un personnage central de Red Rocket (2021), le film précédent de Sean Baker, aussi momentanée et discrète soit-elle, communique quelque chose de son approche : si ses œuvres témoignent d’une face de l’Amérique sous-explorée, voire méprisée par le cinéma populaire – celle notamment des travailleuses et travailleurs du sexe –, elles constituent également une sorte d’univers cinématographique en soi. La déclaration récente de Martin Scorsese, comme quoi le nouveau cinéma-vérité se fait sur iPhone, est facile à mettre en lien avec Tangerine (2015) ou The Florida Project (2017), qui ont aidé à faire connaître Baker. Or, il ne faut pas oublier que ce dernier puise tout autant dans l’esthétique d’Instagram que dans le type de romantisme hollywoodien classique qui a donné naissance aux concepts de star et de rêve américain, des concepts constamment interrogés à travers sa filmographie dans tout ce qu’ils peuvent avoir d’étourdissant et de cruel. En tant qu’aboutissement de l’évolution progressive du cinéaste par rapport à ces thématiques et modes de représentation, Anora se trouve lui aussi au croisement du fantasme et de la réalité crue, empruntant directement aux traditions du screwball et repensant la prémisse de Pretty Woman (Garry Marshall, 1990) selon une vision non stigmatisante, ainsi que plus explicite, du travail sexuel.
Presque entièrement situé dans les quartiers de Brooklyn où se côtoient divers ressortissants de l’ex-URSS, le récit démarre sur une rencontre entre Ani (Mikey Madison), de son nom complet Anora, petite-fille d’immigrants ouzbeks qui travaille de nuit comme danseuse – ce terme sera sans cesse remis en question par d’autres –, et un jeune client de son club de striptease du nom de Ivan ou Vanya (Mark Eydelshteyn), dont le style de vie princier s’expliquera plus tard par son appartenance à une famille oligarchique russe. Au-delà du tourbillon d’énergie qui se crée lorsque Ivan emploie les services privés de Ani – leurs négociations comiques sur le prix sont tout droit tirées de Pretty Woman –, ils voient l’un dans l’autre une porte de secours : elle, à une existence modeste, quoique plus confortable que celle d’autres protagonistes de Baker ; lui, au contrôle parental, puisqu’il est sur le point de devoir rentrer en Russie pour travailler pour son père – une épreuve à faire rouler des yeux. Malgré une certaine chimie, leur égoïsme évident ne permet pas de voir en leur mariage soudain lors d’une escapade à Las Vegas autre chose qu’une transaction, d’ailleurs lâchement abandonnée par Ivan, qui prend la fuite une fois que ses parents entrent en jeu pour défaire le couple. En attendant leur arrivée hâtive en Amérique, Ani passe alors une nuit mouvementée sous la garde de leurs sbires, deux Arméniens bouffons (Karren Karagulian et Vache Tovmasyan) et un Russe, Igor (Yura Borisov), dont l’air bourru dissimule finalement beaucoup de cœur.
La distribution internationale du film mérite d’être soulignée, car Baker, qui exerce une grande part de contrôle sur ses films, cumulant les fonctions de producteur, de scénariste, de monteur et – de facto – de coordinateur d’intimité, est aussi responsable du casting, et s’appuie ici sur la vigueur naturaliste d’un grand nombre d’interprètes choisis avec soin pour faire fonctionner un scénario dont on distingue néanmoins plus que d’habitude les ficelles. Madison est splendide dans un premier rôle principal qui lui demande de se servir de l’entièreté de son corps pour tracer les contours d’une vie émotionnelle chargée sans la révéler entièrement, défi qu’elle balance adroitement avec son potentiel de sex-symbol. Qualifié par la presse de « version russe de Timothée Chalamet », Eydelshteyn, lui aussi en début de carrière, incarne à la perfection le charme infantile, la vacuité et l’irréflexion à faire grincer des dents d’un personnage qui paraîtra attachant aux yeux de certains et insupportable pour d’autres – il rappelle par ses défauts de caractère ces individus marginalisés par lesquels Baker a l’habitude de tester les limites de notre empathie, sauf que Ivan, imbu de son statut privilégié, n’y a certainement pas droit. Karagulian, qui figure dans la plupart des films du cinéaste tel un porte-bonheur, tient ici son rôle le plus complet : transparent dans sa panique et ses manigances, le trilingue Toros, parrain de l’héritier, apporte une impulsion cruciale à l’action.
La place accordée à Borisov, sympathique dans le rôle de l’invraisemblablement chevaleresque Igor, soulève plus d’interrogations. D’abord filmé de manière faussement désintéressée, comme une autre de ces ombres furtives qui s’inscrivent dans l’écosystème au service de la famille d’Ivan, il finit par se rapprocher de Ani au point de défier l’autorité de ses employeurs. On pense à Willem Dafoe dans The Florida Project, qui stabilisait par sa compassion ordinaire un monde au bord de l’implosion hystérique ; or, là où le contre-emploi de Dafoe était d’une richesse humaine originale, la présence de Borisov ne fait que renvoyer à son rôle similaire mais plus nuancé dans Compartiment no 6 (Juho Kuosmanen, 2021), qui a fait connaître l’acteur russe à l’étranger. Cette reprise édulcorée resterait sans importance si la conclusion de Anora, qui se veut un réveil brutal, ne prenait Igor pour ancrage moral, car ce choix ne fait au contraire que souligner l’artificialité du tout : au sein d’un film qui ne déroge qu’en partie aux clichés et aux stéréotypes, ce personnage n’est pas moins fantasmé que les autres.
Le choc entre le désir et la réalité, illustré de manière moins archétypique par Baker ailleurs dans sa filmographie, mène ainsi à une contradiction gênante. D’une part, le cinéaste affiche un intérêt appréciable et sincère pour différentes formes de sous-cultures, notamment dans son traitement des communautés russe et arménienne, privilégiant une authenticité en matière de distribution, de lieux de tournage et de langues étrangères qui a rarement été vue dans un film américain majeur. D’autre part, il est étrange de constater l’image étroite et construite que donne le film de ces individus aux nationalités finalement arbitraires, d’autant plus que son apolitisme assumé finit par sembler inoffensif et indulgent envers une oligarchie russe dont les crimes ne se limitent pas actuellement à une exploitation de la main-d’œuvre : situé en 2019, le récit esquive la question de la guerre en Ukraine, comme l’esquivent en entretien pour des raisons que l’on comprend Eydelshteyn et Borisov, qui continuent de tourner en Russie. Plus orienté vers le passé que le présent – Greta Gerwig lui décernait la Palme d’or en partie pour son évocation des « structures de Lubitsch et de Howard Hawks » –, Anora se révèle finalement comme étant plus fermé sur son propre univers et celui de ses inspirations qu’ouvert sur un monde réel qu’il prétend explorer dans ses aspects les plus incompris.
8 novembre 2024