Critiques

Another Round

Thomas Vinterberg

par Elijah Baron

Il y a quelque chose de spécialement satisfaisant dans le fait de voir se renforcer la symbiose entre un cinéaste et son interprète. Pour la deuxième fois en dix ans, Mads Mikkelsen, principalement connu pour ses rôles de méchants charismatiques dans des superproductions américaines, devient chez Thomas Vinterberg un éducateur danois sans distinction, subissant une vie bien intentionnée mais lacunaire, partagée entre un emploi sous-qualifié et un foyer en décomposition. Le choix de Mikkelsen est d’autant plus curieux que celui-ci est amené à incarner, en dépit de son apparence pour le moins atypique, la banalité même d’une masculinité « castrée », soumise à un contrat social qui ne sera pas toujours renégocié à son avantage. En contrepoint à The Hunt (2012), qui exposait son personnage à une malheureuse suite d’humiliations, Another Round est un film sur l’éveil intérieur de celui qui cherche à restaurer, pour le meilleur et pour le pire, sa dignité corrodée par le temps.

La problématique est rapidement verbalisée durant un échange cru entre le protagoniste et sa femme : « Tu n’es pas le même Martin que j’ai rencontré. » Martin (Mikkelsen) lui-même pleure cette perte, étant sans arrêt confronté au jeune homme qu’il a cessé d’être, que ce soit en compagnie d’amis proches qui en évoquent le souvenir, ou de lycéens qui en sont la personnification actuelle. Le générique d’ouverture, tour à tour ardent et lymphatique, oppose d’ailleurs de manière tranchée le monde des élèves à celui des enseignants, laissant ces derniers en marge de l’ivresse littérale, mais avant tout poétique, qui se fera au cours du film l’expression pure de la vie. C’est que, selon la théorie réelle, quoi que peu recommandable, que découvrent Martin et ses compagnons, l’être humain pourrait atteindre la plénitude en maintenant un certain taux d’alcool dans son sang. La naïveté avec laquelle ils s’engagent à tester cette hypothèse n’est toutefois pas si absurde quand on comprend que leur but principal consiste à se dérober à la monotonie ambiante et ouvrir ainsi de nouveau le champ des possibles.

Que l’alcool soit une bien mauvaise bouée de sauvetage n’est évidemment pas à prouver ; ce qui compte, c’est plutôt sa qualité sûre de catalyseur de changement. L’ébriété naissante accorde aux personnages ainsi qu’à la caméra des mouvements de danse souples et maladroits, portés par un vent de liberté qui se change peu à peu en bourrasque, puis en un tourbillonnement final qui exprime au mieux ce que la jeunesse peut avoir de plus précaire et de plus ondoyant. Certains ne verront dans tout cela qu’une célébration de la boisson, ou au contraire un traité sur la modération, mais c’est plutôt cet état indéterminé entre l’extase et le gouffre qui intéresse le cinéaste : il s’agit pour les protagonistes de provoquer une situation de crise pour en sortir renforcés ou bien y succomber une fois pour toutes, l’essentiel étant de briser le statu quo. Les destins opposés des personnages interprétés par Mikkelsen et Thomas Bo Larsen permettent de bousculer les idées établies en mettant l’accent sur la phrase qui conclut le cours le plus apprécié de Martin : « Le monde n’est jamais tel qu’on le croit. »

En témoignent des figures complexes telles que celles de Hemingway ou Churchill, invoquées dans un contexte scolaire qui illustre tout autant l’idée d’un renouvellement des générations que celle d’une transition personnelle, vers l’âge adulte pour les étudiants, et vers la crise du mitan de la vie pour les protagonistes. Ces deux phases sont représentées en parallèle, et il se crée entre elles une belle solidarité qui dépasse le cadre de la fiction. Bien qu’il ait décidé d’ancrer le film dans l’expérience de son alter ego, le cinéaste a choisi de dédier celui-ci à la mémoire de sa fille, décédée à 19 ans au moment du tournage, juste avant le début de sa carrière d’actrice. Ce fait ne peut que guider la lecture d’une œuvre douce-amère qui a su, peut-être par son côté test de Rorschach, rejoindre différentes parties de la population danoise et devenir le plus grand succès de Vinterberg dans son pays d’origine.

Et c’est tout à fait mérité. L’esprit de camaraderie et de communion qu’exprime Another Round est précieux en cette période endeuillée, où l’on peine à sortir de sa solitude et à retrouver son sentiment d’appartenance à tout ce qui rend l’existence plus légère et imprévisible. L’alcool peut très bien en faire partie, du moment qu’il ne constitue pas une fin en soi ; ce n’est certainement pas le cas ici, même si le cinéaste prend un malin plaisir à moduler la performance des acteurs en fonction de leur consommation. Mikkelsen a rarement été aussi divertissant et fécond que dans ce rôle qui exige de sa part un mélange délicat de comédie physique et d’émotivité, l’amenant à recourir à des talents depuis longtemps oubliés pour illustrer le besoin de réapprendre à vivre de son personnage. Le film de Vinterberg semble presque anticiper sur ce que l’on pourrait tous avoir à traverser dans un futur, espérons-le, pas trop lointain.


4 mars 2021