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Critiques

APRIL

Dea Kulumbegashvili

par Jérôme Michaud

April s’ouvre sur un mystérieux plan excessivement sombre, au sein duquel on distingue, à distance, plus ou moins de dos, une bête humanoïde aux allures féminines. Vieille et difforme, la créature peine à se mouvoir. Des plans subjectifs donnent ensuite l’impression d’incarner la bête pataugeant dans l’eau, alors qu’on entend sa respiration difficile, comme étouffée. Lugubres et opaques, les premiers plans d’April intriguent et risquent de surprendre celles et ceux qui avaient vu l’excellent Beginning (2020), le film précédent de Dea Kulumbegashvili, puisqu’aucun élément fantastique n’y figurait. Cette ouverture singulière met en place les premières occurrences d’un travail de variations sur la distance entre les personnages et la caméra. Le film alternera ainsi sans cesse entre de longs plans larges d’un statisme clinique et des images subjectives aux touches naturalistes bien apparentes. À travers ces procédés, la cinéaste géorgienne propose une fascinante exploration de la perception au cinéma, entre perception de soi et droit d’être perçu à l’image.

Avant tout, la richesse indéniable de la mise en scène, dont le retour au naturalisme fantastique peut rappeler l’univers de Carlos Reygadas, permet de plonger dans le monde intérieur de Nina (Ia Sukhitashvili), une obstétricienne-gynécologue de renom qui travaille en milieu rural. Dès les premières scènes du film, Nina est sous pression puisqu’elle est accusée de négligence criminelle lors d’un accouchement, et doit subir une enquête interne menée par son collègue et ex-conjoint David (Kakha Kintsurashvili). Bien que Nina soit clairement la protagoniste d’April, elle tarde à apparaître pleinement à l’écran. Lorsqu’on voit son visage pour la première fois, c’est dans une scène qui est davantage centrée sur le mari de la femme ayant perdu son bébé plutôt que sur elle. Même dans la scène d’accouchement qui enclenche le récit, le cadrage en plongée empêche de distinguer qui est Nina parmi le personnel qui s’agite autour de la mère et du bébé. Une puissante logique d’effacement s’opère à l’encontre de Nina, qu’on voit d’ailleurs souvent de dos, au loin. Son corps est aussi fréquemment morcelé par la caméra et les affects de son visage ne sont jamais visibles de près.

Femme debout près d'une table dans l'obscurité

À l’opposé de tous ces effets de distanciation, Dea Kulumbegashvili nous place régulièrement dans le corps de Nina. Plusieurs scènes, la plupart du temps extérieures, sont ainsi filmées en caméra subjective, alors que l’on contemple avec douceur et attention des fleurs, des animaux et, durant un long moment, un orage qui gronde et s’abat au loin. Ces instants de grâce demeurent néanmoins de brefs répits, puisqu’ils se produisent souvent lorsque Nina quitte la ville pour aider des femmes dans le besoin à avorter – illégalement – à domicile. Et que dire du fait que, durant ces passages méditatifs, on entend encore, hors champ, le même souffle court émis par la créature du début du film qui, on a tôt fait de le comprendre, ne fait qu’une avec Nina. Un sentiment inextinguible d’oppression envahit tous les plans du film et engloutit le corps de la médecin. Mais le film ne s’intéresse pas qu’à Nina.

Tous les personnages féminins de cette région rurale vivent dans l’ombre de leur conjoint. On les maintient en second plan, dans l’ignorance ou dans la peur. Violée par un membre de sa famille, une jeune femme sourde doit se faire avorter par Nina, car la colère de son père serait incommensurable s’il apprenait que sa fille est enceinte. Situation doublement perverse, le corps de la pauvre jeune femme est deux fois abusé. L’avortement dure dix minutes, en plan fixe, sans coupe. On y voit surtout le bras crispé d’une mère qui essaie de contenir et de calmer sa fille, démunie et en panique. Difficile à regarder, cette scène saisissante parvient à communiquer toute la violence et la douleur de l’intervention, tout en tenant à distance, le point de vue étant judicieusement choisi pour éviter tout effet spectaculaire ou mélodramatique. La brillante charge anti-patriarcale de Kulumbegashvili ratisse large : de l’intime au social, du conjoint immédiat au système judiciaire. La loi plane constamment comme une autre menace qui pourrait empêcher Nina de poursuivre ses avortements jugés illicites, ce que ses collègues masculins de l’hôpital ne cessent de lui marteler.

Après sa rupture avec David, survenue huit ans auparavant, Nina s’est détournée de toute relation sérieuse avec un homme, privilégiant des relations sexuelles purement physiques, comme si elle voulait se prémunir contre l’idée que l’un d’eux puisse exercer une quelconque emprise sur elle. Nina refuse ainsi d’adhérer au rôle de conjointe – et dans la foulée à celui de mère. En substituant le corps de Nina à celui d’une créature monstrueuse, est-ce une façon pour Kulumbegashvili de montrer à quel point cette décision la marginalise dans sa petite communauté rurale très patriarcale ? La pression sociale est définitivement forte et, même si la signification de cette substitution demeure ambiguë, à qui appartient donc cette abominable perception de Nina que Kulumbegashvili rend visible ? Si on peut sans l’ombre d’un doute dire qu’elle représente le regard de ceux qui la discréditent, le film suggère également, par ses nombreux plans subjectifs, qu’il s’agit de la perception que Nina a d’elle-même. Au-delà des pressions externes, il est malheureusement probable que cette dernière ait totalement intégré cette image monstrueuse d’elle, et qu’elle ne parvienne plus à s’en défaire…


11 juin 2025