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Critiques

Aquarius

Kleber Mendonça Filho

par Gérard Grugeau

Le film débute dans les années 1980, à l’occasion d’une fête familiale pour souligner les 70 ans d’une tante qui a traversé l’histoire du Brésil. Clara, l’hôtesse de la soirée, revenue d’une escapade nocturne en voiture sur la plage qui jouxte les lieux, parle aux invités, aux domestiques, porte à manger au concierge, surprend des amoureux dans l’escalier, alors que les enfants jouent près des garages. En quelques plans, Kleber Mendonça Filho (Les buits de Recife) immortalise une époque, sans nostalgie aucune, tout en captant le tout-venant du quotidien d’un immeuble grouillant de vie auquel la chanson d’anniversaire entonnée par tous semble référer directement : home of joy (…), refuge from the storm. Et pourtant, Clara se relève d’un cancer qui a hypothéqué sa vie, et c’est cette même Clara, critique musicale désormais à la retraite, que nous allons retrouver quelque 35 ans plus tard, veuve et toujours résidente de l’Aquarius, en bordure de la plage cossue de Recife, un immeuble aujourd’hui convoité par les promoteurs immobiliers qui ne reculeront devant aucun chantage pour chasser la propriétaire des lieux.

Scindé en trois chapitres liés au cancer de l’héroïne, Aquarius est une œuvre romanesque, qui chevauche les époques tout en abordant de front les enjeux actuels d’une société brésilienne en plein chaos politique. Il n’est pas anodin de rappeler que, dans un premier temps, le film a été interdit au moins de 18 ans par un pouvoir aux abois. De toute évidence parce que le cancer de Clara (qui s’est soldé jadis par l’ablation d’un sein) devient ici la métaphore d’un pays gangréné par les cellules virales d’une corruption généralisée qui menace l’ordre constitutionnel. À ce titre déjà, mais surtout pour le magnifique portrait de femme qu’il cisèle avec délicatesse, Aquarius est un grand film. Et un grand film de cinéma que le format scope installe d’emblée dans un somptueux écrin grâce à l’horizontalité des plans. Pourtant, bientôt, l’intrigue tendra à se confiner au microcosme de l’appartement menacé de Clara. Prenant en charge cette menace qui pèse sur le récit et en restreint le champ d’action, la mise en scène de Kleber Mendonça Filho n’aura de cesse toutefois, par ses zooms (couple qui copule au dehors / Clara dans son hamac) et ses « dolly shots » harmonieux et fluides, de même que par son utilisation de la musique, de lier les espaces, d’entrelacer les temporalités et de conjuguer l’intime et le monde. De fait, l’appartement est tout sauf un lieu clos sur lui-même, il devient une entité vivante ; il devient le monde, là où se perpétue une certaine idée de la civilisation, là où les objets ont une vie propre (le disque de John Lennon, la commode qui invite aux prouesses sexuelles) et se transmettent de génération en génération, là où les relations interpersonnelles sont encore chargés du poids d’un passé non assujetti aux seules valeurs de l’argent, même si les rapports de classe sont toujours bien marqués, comme le démontre la séquence où Clara se rend à l’anniversaire de sa bonne, Ladjane, dans les quartiers pauvres. Il n’en reste pas moins que Clara, femme sexagénaire sensuelle et libre, à la détermination orgueilleuse, incarne ici une figure de résistance solaire qui refuse de céder à la vulgarité du temps présent, incarné par le jeune promoteur sournois au visage d’ange. Clara est le cœur battant de l’Aquarius, ses nobles fondations auxquelles l’incandescente Sonia Braga apporte une épaisseur toute particulière de par son jeu tout en nuances subtiles et son statut d’icône du cinéma brésilien (Dona Flor et ses deux amants, Le baiser de la femme araignée). Là encore, Filho joue d’un chevauchement des époques qui renvoie le Brésil à son histoire politique, culturelle et sociale. Ampleur du regard qui connecte au passé, au mythe.

Au fil des séquences, l’immeuble se videra de ses habitants, devenant une sorte de carcasse fantôme que Clara, gardienne de la mémoire des lieux, tentera de maintenir en vie en dépit de tout. Car Clara est insolemment dans la vie, à la fois « une enfant et une vieille femme » au caractère opiniâtre. Et c’est cette force de vie, que l’on pourrait associer à la chevelure opulente avec laquelle le personnage balaye souvent l’espace, qui aura raison de l’arrogance onctueuse des nouveaux riches acculturés, sans racines. Vitalité sexuelle de Clara qui, émoustillée à la vue d’une orgie censée la perturber et la forcer à déménager, n’hésite pas à s’offrir les services d’un gigolo. Puissance de caractère d’une femme qui se dresse contre l’ultime cancer (une colonie de termites) qui mine ce qui lui tient le plus à cœur : la maison-monde, la maison commune qu’elle entend continuer à habiter dignement. Lors d’une dernière séquence percutante, le coup de pied dans la « termitière » sera donné, comme dans les meilleures fictions du cinéma politique des années 1970. Par ce geste de révolte, Aquarius réaffirme haut et fort le sens de la continuité d’un monde qui rêve l’avenir sans renier son passé.

La bande annonce de Aquarius


7 décembre 2016