ARCHÉOLOGIE DE LA LUMIÈRE
Sylvain L'Espérance
par Samy Benammar
De l’herbe, nous ne retenons que l’empreinte de ce qui l’entoure. Une légère brise parcourt les tiges. Chacune y répond par sa courbure unique, dans un jeu d’harmonie et de dissonance. Jamais deux bourrasques ne plieront la plante vers le même nord. Jamais ne seront identiques les inclinaisons de deux feuilles. Et si un rayon de lumière s’échappe d’un soleil aux radiations changeantes, traverse un nuage à la densité variable, se réfracte dans l’aléatoire d’une goutte de pluie pour venir effleurer l’exacte nervure sur laquelle notre regard est alors posé, jamais plus cet instant ne pourra-t-il se reproduire. Regarder suppose d’accepter les limites de la vision et la beauté du détail est de s’inscrire parmi tant d’autres qui nous ont échappé. Dire « j’ai vu le léger frémissement de cette branche de phragmite », c’est reconnaître n’avoir pas pu saisir la dizaine d’autres qui composent le roseau, les milliers qui s’agitent dans ce fossé, l’indénombrable fragilité de chaque instant. Ces petites choses auxquelles les réalités contemporaines – du capitalisme dégénéré aux campagnes génocidaires – nous arrachent sont au cœur des images d’Archéologie de la lumière.
Ce cœur désigne autant le centre du cadre qui se donne entier à la région de la Minganie sur la Côte-Nord que la patience avec laquelle chaque tableau nous emmène dans l’expérience du promeneur. Pour cette raison, il me semble difficile, voire contre-productif, de disséquer le film avec les outils traditionnels de la critique de cinéma. La promenade, après tout, est anti-cartésienne. Elle refuse l’idée de chemin. Du moins, elle envisage de l’emprunter sur le mode de la divagation, en oubliant la direction ou l’objectif pour accepter plutôt que, ce qu’il y a de sublime sur cette rive, c’est qu’elle parvienne à nous placer face au vide. Les choses n’ont plus d’autre sens que leur simplicité.
Dès les premières minutes, un lent mouvement panoramique glisse le long des vagues, puis accoste la plage avant de caresser la roche pour enfin revenir à son point de départ. Sylvain L’Espérance nous pousse à accepter cette circularité pour une heure fugitive. Le bruissement des vagues nous fait halluciner une voix enfantine invitant à venir jouer dehors et ce retour de la première image à son point de départ souligne l’essentielle vacuité de cette évasion. Au terme de l’exploration, il n’y aura ni illumination ni grand discours existentiel, juste une petite heure d’émerveillement. Pour couper court et éviter que ce texte ait trop l’air d’un soliloque brumeux, mentionnons tout de même qu’Archéologie de la lumière est l’agencement d’une série d’expérimentations visuelles autour de paysages naturels transfigurés par une multiplicité de techniques : variations de l’ouverture du diaphragme, recompositions d’environnements sonores, jeux de surimpressions et de reflets aquatiques, etc. Je pourrais les commenter et en tirer des interprétations alambiquées ou des explications faisant le parallèle entre les procédés du cinéaste et mon expérience sensible de spectateur, mais je gâcherais mon plaisir et le vôtre, puisque la transe est avant tout naïve, telle une injonction à s’allonger visuellement dans ce qu’il reste à sauver d’un monde au bord du précipice ou au fond du canyon, je ne sais plus. Ce prélassement contre l’effondrement est une des définitions, je crois, du mot espoir.
L’élan lyrique qui porte ce texte a quelque chose d’éculé. Je l’ai lu, sous différentes formes, autant à travers l’histoire de la philosophie esthétique que celle de la poésie. Pourtant, aussi évident soit ce rapport à la précieuse beauté de la nature, le monde répond à la crise écologique en investissant plusieurs milliards de dollars dans la construction de centres de données pour l’entraînement des intelligences artificielles. Leur empreinte carbone nous précipite un peu plus dans les flammes qui ravagent le globe, de l’Amazonie à Hollywood Boulevard. Plongé dans le noir de la salle de cinéma, l’éclat de lumière qui frappe le brin d’herbe est un déferlement mémoriel. Sa fragilité me confronte à celle d’un monde en proie au réchauffement climatique, à l’érosion des berges et à une liste de catastrophes qu’il serait trop long d’énoncer. Dans la même seconde, je me souviens d’un coin de jardin en arrière de la maison où j’ai grandi. À l’ombre d’un pommier que je fantasmais centenaire, le gazon avait cessé de pousser, à l’exception d’une petite touffe résistante. Son resurgissement, dans l’état méditatif induit par le film, me bouleverse. Le regard de Sylvain L’Espérance, se promenant en des lieux que je n’ai jamais parcourus moi-même, me plonge dans un voyage collectif et intime. Paradoxalement, être pleinement là, dans ce brin d’herbe projeté sur l’écran devant une centaine d’yeux singulièrement ensemble, c’est être absolument ailleurs : au fond de soi. Alors, d’Archéologie de la lumière, il me reste la précieuse intuition avec laquelle je quitte la salle : ce brin d’herbe à l’origine de tous les chaos de la mémoire est aussi le seul moyen d’échapper à la tourmente.
24 janvier 2025