Critiques

Archipel

Félix Dufour-Laperrière

par Nicolas Thys

La difficulté de l’époque contemporaine est d’aller trop vite, de s’inscrire dans un rythme frénétique. Comme si d’aucuns cherchaient à l’évacuer sans oser poser le regard sur elle, de peur de voir ce qu’elle renferme. Archipel de Félix Dufour-Laperrière propose de s’y attarder en inscrivant les images de celle-ci dans de multiples strates, dans une profondeur qui ne leur est que rarement offerte. La beauté – la nécessité – du film, qui n’est pourtant que mouvements, flux/reflux de pensées est donc de questionner l’époque pour ce qu’elle est dans une sorte d’éternité, de temps suspendu à travers une idée : le territoire, ses paradoxes.

Comme dans Ville Neuve, précédent film du cinéaste, ce territoire est le Québec. Mais, ici, à travers des micro-récits, des portraits, des images d’eau, de terre et un dialogue intérieur, Dufour-Laperrière dresse les contours d’une singularité, de voix et de corps qui modèlent le lieu, et il dit l’impossibilité d’un discours figé sur son histoire, sa représentation, son identité. Or, en ancrant le Québec dans cet espace intime, Archipel universalise son propos. Les multiples styles virevoltent, se croisent, s’entrechoquent, mais les voix lancinantes, voire récitatives les enveloppent, les contiennent, leur donnent naissance pratiquement. Tout agit comme si le visuel, même furtif, provenait d’une présence vocale qui ne parvenait pas à s’inscrire pleinement à l’écran et, par la même occasion, donnait naissance à un imaginaire issu de multiples sources, graphiques, vidéos, formelles, orales…

Les personnages sont des concepts et les concepts perdurent. En particulier cette voix féminine, forme et figure – littéralement – du film dès le commencement. Elle impose avec assurance une vision du monde, une existence que le masculin lui dénie. Lui-même pourtant parvient difficilement à exister à l’écran. Tous deux sont comme « évanaissants »[1], cherchant une corporéité, un être au monde qu’ils possèdent sans réellement le posséder. L’une des forces d’Archipel tient d’ailleurs à sa capacité à étonner en inscrivant ses images au-delà du registre cinématographique traditionnel, à créer des personnages-territoires. L’écran lui-même est entre l’humain et le fantomatique, le plan devient une notion abstraite, le cadre déborde, parfois se retourne. Il interroge la présence, la désintégration, la déflagration, la réapparition. Il est aussi le lieu du textuel sans pourtant être littéraire, proposant le mot comme une écriture dans ses métamorphoses, et donc ses interprétations, possibles. Le montage semble obéir à une règle : s’affranchir des règles. Et surtout le film appelle à naviguer dans des lieux incertains, tantôt tangibles, tantôt fluctuants, ainsi que dans une mémoire à la fois personnelle – celle d’un certain Québec, de la manière dont un territoire résonne en chacun – et universelle, et donc profondément politique dans notre rapport au monde.

L’œuvre interroge également les genres, les formes. Documentaire, documenteur, fiction, non-fiction. Elle pourrait être à la frontière… mais le mot serait mal choisi puisque les frontières sont justement ce que les créateurs remettent en question. Jusqu’à les faire disparaitre dans une étonnante fluidité vers une obscurité. « Si tu te tais et regarde », somme la voix féminine vers la fin du métrage. Et l’image devient noire. L’animation, jusque-là subversive (toute l’animation qui interroge une représentation intérieure du monde l’est à un certain point), s’efface, comme à l’un de ses points culminants. Une pause. On se remémore les mots sibyllins de Chris Marker, autre immense cinéaste d’un territoire-monde et d’une mémoire à interroger (et intéressé par l’animation, la fabrication des images, leur médiation par le verbe), au début de Sans soleil : « Au moins, on verra le noir ». Ici aussi, on le voit.

Archipel est une œuvre sensorielle. Elle échappe à celui qui la regarde et l’écoute tant sa poésie et ses contrepoints sont immenses, elle offre donc une multitude d’interprétations, de points d’accroche possibles. Il ne faut pas la comprendre mais s’en saisir. S’en saisir à chaque vision sans chercher à la dompter. Elle s’apprivoisera au fur et à mesure. Il est bon de revoir Archipel, comme il est bon de se souvenir de ses rêves au réveil, d’y revenir. Deuxième long métrage animé de Félix Dufour-Laperrière après Ville Neuve, il pourrait être son premier tant il semble libre, loin des seconds films qui consolident juste le précédent. Là, le cinéaste et son équipe réduite ont travaillé sans hiérarchie, à l’horizontale, à partir d’un texte écrit par le premier et dont chacun s’est emparé d’une partie pour se l’approprier. Archipel est en fait un troisième long, après Transatlantique, documentaire en prise de vues continues. Comme dans les deux autres, il compose un certain visage du monde, radical, différent des précédents et d’autant plus complémentaires.

[1] Ceci n’est pas une faute d’orthographe.



5 novembre 2021