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Critiques

ARMAGEDDON TIME

James Gray

par Cédric Laval

Dans les dernières secondes du générique final d’Armageddon Time de James Gray, la musique discrètement mélancolique de Christopher Spelman cède la place à des bruits qui envahissent l’espace sonore de la salle : cris et rires d’enfants, rebonds de balles de tennis, avion dans le ciel, cloches, sirènes de police et crissements de freins, unifiés par un effet d’écho venu de très loin nous enveloppent dans une bulle suspendue au temps du souvenir. C’est cette même bulle que le réalisateur a recréée dans son film, où se mêlent l’innocence des rêves enfantins et l’âpreté d’un réel dont on découvre les aspects cachés. La direction photo de Darius Khondji refuse la facilité de la joliesse nostalgique et baigne l’ensemble dans une palette de couleurs un peu ternes, qui évoquent les teintes délavées du passé autant que les combats du quotidien d’une famille d’immigrants juifs tentant de donner corps au rêve américain.

Cette famille, c’est celle du jeune Paul Graff (Banks Repeta), dont le nom a été « normalisé » pour en atténuer les consonances juives. C’est à travers les yeux de cet enfant sensible et capricieux, attachant et irritant à la fois, que nous pénétrons dans l’intimité du cercle familial ou dans celle de la salle de classe, qui constituent des microcosmes à l’intérieur du macrocosme social, où se jouent des rapports de pouvoir comparables. À la différence du cercle familial, les attachements, dans le milieu scolaire, sont élus et non pas imposés : c’est ainsi que Paul sympathise avec un jeune Noir, Johnny (Jaylin Webb), souffre-douleur du professeur, qui redouble son année et adopte un comportement frondeur, apte à susciter son admiration. Au-delà de cette aura d’enfant rebelle, le rapprochement entre les deux enfants s’opère à travers leur goût du jeu (ils sont tous les deux punis, l’un parce qu’il dessine une caricature du professeur, l’autre parce qu’il fait le pitre dans son dos), leur aptitude à rêver le futur (l’un se voit artiste, l’autre s’imagine ingénieur à la Nasa), leur capacité à propager le chaos dans un monde d’adultes trop parfaitement réglé.

De fait, les deux enfants communiquent avec une facilité déconcertante, alors que le dialogue entre Paul et ses parents dégénère parfois en explosions de violence incontrôlée. Johnny semble saisir, mieux que tous les adultes, la sincérité et la force des gestes artistiques de son ami. Ces affinités électives en viennent toutefois à se heurter au principe de réalité que découvre Paul à travers les circonstances de la vie et les remarques de ses parents. Principe de réalité sociale, d’abord : après que les deux enfants ont été surpris en train de fumer un joint dans les toilettes, Paul sera envoyé dans une école privée de renom, tandis que Johnny poursuivra son errance dans un système public qui l’a déjà condamné. Principe de réalité raciale, ensuite : Paul découvre que sa famille, pourtant durement éprouvée par l’antisémitisme, est imprégnée de préjugés racistes qui le contraignent à cacher son amitié pour le jeune Noir. Le motif de la grille, de la barrière, du grillage, revient à plusieurs reprises pour contrarier l’amitié des deux enfants et rappeler que leur environnement la réprouve.

Un adulte, dans l’entourage de Paul, échappe à ces difficultés de communication et aux préjugés. Interprété avec sensibilité et bonhomie par Anthony Hopkins, le grand-père de Paul est une figure tutélaire, infusée de sagesse, la seule qui perçoive à leur juste mesure les aspirations artistiques de l’enfant, la seule à laquelle Paul est capable de se confier, la seule dont il écoute les conseils, même si ceux-là en viennent à heurter ses désirs. Le grand-père est celui qui voit l’enfant, de la même manière qu’il a été le seul à voir le père, que son métier de plombier déconsidérait aux yeux du reste de la famille maternelle. Il prend au fil du film une dimension de plus en plus merveilleuse, et s’apparente aux marraines des contes de fées, ou incarne la conscience du jeune garçon lorsque celui-ci est confronté à des épreuves.

Fidèle aux principes qui gouvernent sa mise en scène depuis Little Odessa (1994), James Gray ne fait jamais dans l’esbroufe formelle. Tout est mis au service du récit, de la vérité des émotions, du point de vue du personnage. Encore une fois, la bande sonore joue un rôle clé dans l’enchainement des séquences, mêlant à la musique originale de Christopher Spelman des standards de l’époque qui accompagnent les sautes d’humeur de cette vie filmée à hauteur d’enfant. Il en résulte une sensation de fluidité autant que de perméabilité des émotions, propre à la façon dont le jeune Paul perçoit le monde : joie et tristesse, amour et violence, promesses de vie et ombres de mort peuvent communiquer à l’intérieur d’une même scène, égalisés par l’intensité toute particulière avec laquelle l’enfant embrasse l’existence. Même une scène de chaos, où le repas de famille dégénère en capharnaüm, est découpée de façon admirable par des champs-contrechamps toujours à bonne distance des personnages, efficaces à traduire l’amour autant que l’exaspération.

Si la dernière partie du film peut sembler prévisible et un peu décevante en termes scénaristiques, c’est parce qu’elle met en scène des forces telluriques qui rejoignent la dimension archétypale du récit biblique, annoncée par le titre : la trahison, le rejet, la loi du plus fort, le poids de la famille, la lutte entre le Bien et le Mal sont autant d’éléments structurants dont Paul devra prendre conscience avant de (peut-être…) s’en libérer. L’originalité n’est certes pas la valeur étalon à laquelle doit se mesurer le cinéma de James Gray : dans une des scènes centrales du film, l’enfant répond à cet impératif d’originalité fixé par le professeur en plagiant une toile de Kandinsky dont il a pu admirer les œuvres au Guggenheim. Seul Johnny saura apprécier le geste artistique de son camarade, parce qu’il connait la sincérité de son engagement. Bienheureux celles et ceux qui savent discerner, derrière l’apparent classicisme des films de James Gray, l’honnêteté et la profondeur émotionnelles qui en font l’une des œuvres les plus précieuses du cinéma américain contemporain.


9 novembre 2022