AS BESTAS
Rodrigo Sorogoyen
par Cédric Laval
Les deux premières séquences de As Bestas, de Rodrigo Sorogoyen, fournissent deux clés permettant d’éclairer le sens du film, quoique sur un mode distinct. La première montre, en plans rapprochés et au ralenti, la lutte que se livrent un cheval sauvage et deux hommes qui cherchent à le maîtriser, afin de lui couper la crinière. Cette tradition, expliquée par un encart précédant les images, ne sera par la suite jamais plus évoquée, mais elle prendra, à rebours, une dimension métaphorique évidente au moment où elle sera « rejouée », dans des circonstances très différentes, lors d’une lutte au corps à corps entre trois hommes. La seconde séquence installe quant à elle un des principes de mise en scène du film. Elle se situe dans un bar où un homme attablé, Xan (Luis Zahera), monopolise la parole. Une parole acrimonieuse, pas toujours facile à suivre, mais qui débute par une attaque en règle contre la France, ce « putain de pays de sauvages » qui a guillotiné son dernier prisonnier en 1977. Vers la fin de sa diatribe, la colère de Xan prend une tout autre résonance lorsqu’il interpelle Antoine (Denis Ménochet), « le Français » qui était demeuré hors champ. De fait, Antoine est venu s’installer avec sa femme Olga (Marina Foïs) dans ce petit village des montagnes galiciennes afin de cultiver des légumes bio, sous le regard franchement hostile de leurs voisins, deux frères, Xan et Lorenzo, qui comptaient plutôt sur l’implantation d’éoliennes dans le village pour s’enrichir un peu… mais Antoine a convaincu certains de s’opposer à ce projet. Dès lors, l’un des enjeux du film réside dans la capacité d’Antoine à s’insérer dans le champ, à ne pas se laisser réduire à ce statut d’étranger que les mots, puis les actes des deux frères, lui font sentir chaque jour davantage.
Ainsi, que ce soit en matière de scénario ou de mise en scène, le film fait preuve d’une parfaite maîtrise dès les premières minutes, et il pose de manière efficace les bases d’un drame âpre, magnifié par le cadre rude, sauvage, de la Galicie. Ce drame résonne, bien sûr, de tous les réflexes xénophobes poussant certains à rejeter l’Autre qui, venu d’ailleurs pour commencer une nouvelle vie, ose dire « c’est chez moi, ici ». Mais sa richesse consiste à ne pas être réductible à cette prémisse : ce qui se joue entre les frères espagnols et le couple français relève aussi (surtout ?) d’un antagonisme de classe, doublé d’une opposition entre la sauvagerie supposée des montagnards et le caractère « civilisé » d’Antoine et Olga. Cette dernière apparaît pour la première fois à l’écran un livre à la main, et les marqueurs d’instruction sont nombreux, qui les éloignent de leurs voisins, confinés toute leur vie aux travaux de la ferme ; de même, lorsque les germes d’un conflit deviennent de plus en plus apparents, le premier réflexe du couple est de faire appel aux représentants de la loi pour régler leur différend. Peu à peu s’installe une tension sourde : des coups de feu résonnent dans le lointain lorsqu’Antoine se promène avec son chien ; Lorenzo fait mine de le prendre en voiture quand il le trouve en panne, au bord de la route, mais accélère au moment où il s’apprête à embarquer ; des silhouettes rôdent la nuit autour de la maison du couple, et Antoine en vient à acheter une caméra pour capter, sur le vif, le comportement de plus en plus menaçant des deux frères. On songe, ici, à la violence prête à exploser du Straw Dogs de Sam Peckinpah.
Mais avant d’exploser, cette violence tend à être canalisée par le langage. Plusieurs séquences, filmées sans coupe, durent suffisamment longtemps pour que les rapports de forces s’inversent et pour que nos convictions oscillent, au gré des arguments. Songeons, par exemple, à la scène du café durant laquelle Antoine tente une manœuvre de réconciliation en partageant une bouteille avec Xan et Lorenzo. Filmé en plan fixe, l’échange est long, dense, les phrases d’Antoine sont parfois convaincantes, parfois maladroites, et les réactions de Xan ne sont pas celles d’un paysan sans instruction. Sa parole, tout au long du film, est d’ailleurs nourrie de références culturelles qui ébranlent nos préjugés, alors qu’Antoine a l’insulte facile (« pauvre taré de merde ! ») dès lors qu’il perd la maîtrise de ses nerfs. L’intelligence du scénario consiste ainsi à brouiller nos repères, et Olga se demande elle-même si son mari a raison de filmer à tout prix ses voisins. Elle comprend, lors d’une embuscade nocturne angoissante, que l’enjeu de la lutte s’est déplacé : non plus une lutte entre le natif et l’étranger, entre le « sauvage » et le « civilisé », mais une lutte d’homme à homme, qui engage les codes de la virilité.
Au moment où le film culmine dans un corps à corps viril, brutal, une ellipse déstabilisante nous fait alors basculer dans un tout autre film, où s’affirme le regard d’Olga, épouse, mère, agricultrice et enquêtrice volontaire, qui ne s’en laisse pas conter. On peine d’abord à comprendre la métamorphose qui s’est opérée en elle : celle qui n’était pas « venue pour faire la guerre » est désormais prête à mener jusqu’au bout le combat ; celle dont le malaise était grandissant, dans la première moitié du film, ose dire à sa fille, Marie (Marie Colomb) : « je me sens bien ici. » Une autre scène de conversation, admirable par sa durée et par les champs-contrechamps instaurés à l’intérieur même d’un plan séquence, a lieu dans la cuisine, entre la mère et la fille, et fait écho à notre propre perplexité. Nous balançons ainsi entre deux points de vue, sans trouver d’assiette stable, jusqu’à ce que la résolution finale offre une piste de compréhension au mystère d’Olga : sur le champ de bataille déserté par les hommes, où se font désormais face deux femmes, c’est l’amour qui a triomphé de la bêtise et de la bestialité des hommes, un amour devant la puissance duquel s’est inclinée Marie et qui fait naître sur le visage fatigué d’Olga un dernier sourire, certes, mais un sourire teinté d’amertume…
9 mars 2023