Critiques

Asako 1 & 2

Ryūsuke Hamaguchi

par André Roy

Après Happy Hour (un feuilleton rassemblant Senses 1 & 2, Senses 3 & 4, et Senses 5), que nous avons pu voir l’été dernier et qui est de nouveau présenté dans la rétrospective du cinéaste japonais au Cinéma Moderne, voici le mystérieux, mélancolique et doux Asako 1 & 2. Autant Happy Hour était un film engagé sur quatre femmes prises dans les raies de structures sociales ne leur laissant guère de place, autant Asako 1 & 2 se laisse voir comme un film sur les sentiments, presque une œuvre sentimentale sur une jeune fille apparemment sage sous tous les rapports. Adapté d’un roman de Tomoka Shibasaki, ce nouveau film d’Hamaguchi est le récit de l’obsession d’une image, celle de l’énigmatique beauté d’un jeune homme et de son double ; c’est pourquoi on a vu dans cette histoire la figure inversée Vertigo : le fantasme d’une femme par un homme chez Hitchcock étant remplacé ici par celui d’un homme par une femme. En déplaçant la perception du drame hitchcockien — si tant est que le cinéaste japonais ait eu ce but avec Asako —, il fait de l’homme un prisonnier de l’obsession d’une femme.

Asako est une jeune étudiante qui a les traits parfaits et la fragilité d’une poupée. Elle rencontre dans une exposition de photos un jeune homme, Baku, qui, avec ses cheveux longs qui lui tombent sur le front, a la tête d’un chanteur rock. Dès qu’ils sont seuls à l’extérieur, il l’embrasse, et c’est le coup de foudre. Elle le présente à ses amis, dont Haruyo, une vieille copine qui connaît la réputation du garçon en tant qu’homme irresponsable, s’éclipsant durant plusieurs heures ou plusieurs journées. C’est ce qui se produira, Baku disparaitra sans aucune explication de la vie d’Asako. Cependant, c’est pour se « réincarner », deux ans plus tard, en Ryôhei, un homme d’affaires dans une entreprise de saké, dont le comportement et l’habillement n’ont plus rien à voir avec l’ex-amant ; son conformisme ne fait pas rêver Asako, qui est tombée amoureuse de lui parce qu’il ressemblait à son premier amoureux. Cinq ans plus tard, menant sa vie avec Ryôhei, cette fois à Tōkyō, la jeune fille, qui travaille dorénavant dans un café, a gardé secrète cette aventure à Osaka.

Le film n’est pas tant l’histoire d’un double que la relation duelle d’Asako (d’où le titre du film suggérant un double destin pour la jeune fille). Elle aime Baku en Ryôhei, ce que ce dernier a bien deviné quand l’ancienne flamme survient dans un dîner entre amis du couple et entraîne sans aucune résistance Asako avec lui — mais est-ce un rêve de la jeune femme ? Son amour pour Baku brûle encore. Tout le quotidien semble frappé d’étrangeté, et ce encore plus quand Asako partira avec lui — mais est-ce réel ? Ce choix de la jeune femme pour le beau mannequin qu’est devenu Baku dit l’inexorabilité du destin. Quand elle décide de le quitter pour retourner vers Ryôhei, n’a-t-elle pas compris qu’on ne peut pas aimer une image, un fantôme ?

     Asako 1 & 2 est un film paradoxal et complexe sur l’idéal romantique et, comme généralement cela se produit, sur sa désillusion. Hamaguchi ne s’en tient donc pas à l’illustration traditionnelle de ce syntagme. Il enrichit la proposition par une écriture qui adopte, entre autres, les figures de la répétition, qui cimenteront — et le feront accepter par les spectateurs — l’affect de la ressemblance entre deux amours. Des scènes presque identiques sont reprises : l’exposition de photos à Osaka se retrouve à Tōkyō ; c’est à Osaka qu’Asako revient vivre avec Ryôhei ; cinq enfants qui jouent dehors, une première fois à Osaka quand Baku est présent, et une seconde fois à Osaka en présence de Ryôhei. Comme si tout recommençait implacablement. Une profonde étrangeté imprègne certaines scènes, jusqu’à les rendre parfois fantastiques : celle, par exemple, du tremblement de terre quand Ryôhei est dans la salle de théâtre et qu’on entend tomber les objets dans le noir, ce qui suscite une réelle angoisse ; ou cette autre scène de la visite d’un village en reconstruction après le tsunami de 2011 et qui semble irréelle. Sans parler des autres personnages dans « Asako 1 », qui reviennent inopinément dans « Asako 2 ». De fait, le cinéaste défait constamment une linéarité attendue, qui aurait pu transformer son drame en bluette ; il s’en libère par de fortes ellipses et de faux raccords narratifs (voir l’histoire du chat dont Ryôhei se débarrasse, mais qui est encore chez lui quand Asako revient à la maison).

Allégorie sur une passion intenable et sur le romantisme à l’ère moderne, ce neuvième film de Ryūsuke Hamaguchi est une œuvre puissante, surprenante, fascinante, tout en délicatesse et en émotions, particulièrement juste sur le sentiment de l’amour, le sublimant pour le rendre, à nos yeux, toujours éternel.


10 mai 2019