Ashes of Time Redux
Wong Kar-wai
par Cédric Laval
Douze ans après sa première sortie en salles, Ashes of Time renaît de ses cendres. Profitant sans doute de la vogue récente des films chinois d’arts martiaux, Wong Kar-Wai livre la mouture définitive d’une uvre que la circulation non autorisée des différentes versions avait mise à mal. Ce faisant, il nous livre une oeuvre brève mais dense, qui concentre quelques-unes de ses préoccupations majeures, tant sur le plan formel que sur le plan du contenu.
Quatre-vingt treize minutes : c’est la durée étonnamment réduite d’une histoire qui entrecroise de nombreuses intrigues, réparties sur plusieurs saisons structurant le film en cinq chapitres. Au centre de cet écheveau narratif serré, se tient le personnage de Ouyang Feng, ancien mercenaire retiré dans le désert à la suite d’une déception amoureuse. Depuis lors, il se contente d’être un intermédiaire entre des particuliers avides de vengeance et des guerriers en quête de contrats fructueux. Développer plus avant le synopsis de ce film semble une trahison inutile, car l’histoire, aux ramifications multiples, importe moins que l’esprit-de-l’histoire, au sens chimique du terme : ce principe volatil, commun à tous les développements de l’intrigue, qui émane peu à peu d’une narration distillée, épurée de son superflu.
Pour mettre en scène cet esprit-de-l’histoire qui enivre goutte à goutte la conscience du spectateur, Wong Kar-Wai fait appel à tout un arsenal de procédés formels qui constitueront la griffe de son cinéma à venir : une image travaillée jusqu’à l’outrance des couleurs; un usage répété des ralentis qui semblent vouloir fixer les gestes, les visages, dans la solennité graphique de la pose; une utilisation généreuse de la trame sonore qui amplifie les résonances de l’action; une attention quasi obsessionnelle à la texture de l’image (ici le flou d’un voile qui passe sur un visage, là un pelage luisant que caresse une main de femme) Sans cesse réitérés dans le geste de la mise en scène, ces procédés mènent le film aux frontières d’un maniérisme qui pourrait être grandiloquent s’il ne se nourrissait d’une nécessité interne qui légitime ses audaces. Pour créer le «jianghu», cet univers parallèle, mi-réaliste, mi-légendaire, où se fondent les histoires, le travail extrême des couleurs et des textures s’avère indispensable. Davantage sensuel qu’intellectuel, le cinéma de Wong Kar-Wai donne à l’image un supplément de matérialité qui trouve sa légitimité dans cette association intime de la forme et du fond, où l’excès est la mesure de l’esthétique autant que celle des sentiments.
Car Ashes of Time Redux n’est pas un film classique d’arts martiaux (les combats y occupent une place très réduite). C’est d’abord un film d’amour, un film sur l’amour dévastateur, douloureux, exacerbé. Cet esprit-de-l’histoire qui traverse le film, c’est l’ivresse vénéneuse d’un amour impossible, d’un amour qui n’a de valeur que parce qu’il est impossible. Tous les personnages du film souffrent de ne pas être aimés en retour ou soumettent leur amour à la tyrannie de l’orgueil. Le seul couple pour qui l’amour est une victoire est constitué d’un va-nu-pieds et d’une épouse obstinée qui repartent dans le désert flanqués d’un peu romanesque chameau. Pour s’élever au-dessus de leur condition humaine et accéder au statut de héros, les autres personnages passent par l’épreuve d’un feu qui les dévore et, parfois, les détruit. Les cendres du titre, avant d’être du temps, sont celles d’un amour fantasmé qui se consume de l’intérieur. Et de ces cendres renaît, tel un phénix inlassable, le couple héroïque, intense, tragique, dont se nourrit le cinéma de Wong Kar-Wai
À noter, originellement prévue le 31 octobre, la sortie d’Ashes of Time Redux a été repoussé au 7 novembre. Dans toutes les bonnes salles.
30 octobre 2008