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Critiques

ASTEROID CITY

Wes Anderson

par Bruno Dequen

Vers la fin de The Royal Tenenbaums, Chad (Ben Stiller), le génie de la finance et homme-enfant psychorigide imposant un uniforme de survêtement rouge et une routine infernale à ses fils, admet enfin à son père Royal (Gene Hackman) qu’il peine à surmonter la mort de sa femme et a besoin d’aide. Au-delà du maniérisme rétro-chic de sa mise en scène, de sa passion contagieuse pour la musique des années 1960 et de la singularité de son humour pince-sans-rire, ce sont des moments comme l’aveu de Chad qui ont fait deAnderson un cinéaste fétiche pour nombre de cinéphiles qui ont su voir, derrière la surface ouvertement distanciée de son cinéma, une sensibilité mélancolique et lucide. Partie intégrante des récits, l’artificialité quasi autistique des mondes andersoniens a toujours été conçue comme l’expression d’un mal-être au monde que ses personnages finissent ultimement par admettre ou affronter. Aussi séduisante ou irritante soit-elle, la virtuosité formelle de Anderson n’a jamais été une fin en soi, mais le reflet des tourments bien réels de ses protagonistes repliés sur eux-mêmes. Pendant longtemps, c’est précisément cette autoréflexivité critique qui a permis de défendre son œuvre des nombreuses accusations de formalisme puéril dont il a fait l’objet. Invariablement reprise de film en film, la catharsis andersonienne que représente « l’aveu de Chad » était le moment aussi attendu que prévisible qui justifiait la préciosité réactionnaire de tout ce qui précédait.

Aussi précis qu’un horloger suisse, aussi perspicace qu’un clown triste et aussi obsessif qu’un enfant à jamais fasciné par ses trains électriques, Wes Anderson aurait pu continuer sans problème à nous gratifier à intervalles réguliers d’une nouvelle fable cathartique parfaitement polie. Or, depuis The French Dispatch, le train déraille. Ses innombrables personnages atteignent désormais un nombre qui empêche toute possibilité d’identification ou de réel développement ; ses mises en abyme d’une complexité qui frôle le ridicule favorisent une structure éminemment épisodique et anecdotique ; sa mise en scène est plus rigide et surchargée de détails que jamais. À travers cette évolution, qui a pu susciter des commentaires à double tranchant tels que « le plus wes-andersonien des films de Wes Anderson », le cinéaste s’attaque manifestement à la dialectique qui a toujours été au cœur de son cinéma, puisque ses obsessions formelles ne semblent plus être qu’une fin en soi.

femme dans fenêtre

Un bref résumé de Asteroid City confirmerait assurément cette impression. En effet, le film est la représentation filmique d’une pièce de théâtre – en couleur et cinémascope – sur une bourgade en plein désert américain dans laquelle une galerie improbable de personnages, de passage pour une convention de jeunes scientifiques, vont vivre, l’espace de quelques jours de septembre 1955, à la fois une rencontre extra-terrestre et une quarantaine forcée. À intervalles réguliers, la pièce filmée est interrompue par les scènes d’un improbable documentaire télévisuel – en noir et blanc et format académique – sur les coulisses de la création de la pièce par le dramaturge Conrad Earp (Edward Norton). Bien entendu, les deux réalitésne seront pas toujours aussi hermétiques qu’elles le semblent, certains personnages brisant occasionnellement le quatrième (ou s’agirait-il du huitième, rendu là ?) mur pour passer de l’une à l’autre. Sans même parler du fait que la plupart des innombrables interprètes célèbres, vu la structure du film, jouent deux rôles : à la fois le personnage et l’acteur ou l’actrice en répétition. Mis en exergue au sein d’une distribution cinq étoiles dans laquelle même Tom Hanks peine à exister au-delà de son costume et de quelques phrases, le personnage de père de famille et photographe endeuillé / acteur et amant du dramaturge interprété par Jason Schwartzman est possiblement le seul à bénéficier d’un minimum de développement dramaturgique. Si la lecture de ces quelques lignes vous stimule autant qu’elle vous épuise, c’est compréhensible. Wes Anderson, l’éternel homme-enfant, serait-il finalement tombé dans le piège de sa propre boîte à jouets, plus fermé que jamais à un monde qui ne serait le sien ?

S’il est tentant de répondre par l’affirmative, il semblerait toutefois plus juste d’affirmer qu’il poursuit l’intensification d’une démarche autocritique aussi ambitieuse que nécessairement frustrante développée dans The French Dispatch et déjà sous-jacente dans The Grand Budapest Hotel. Tout en ayant provisoirement quitté l’époque contemporaine afin de plonger dans des passés imagés, comme ces années 1950 sous forme de cartes postales surexposées que la direction photo de Asteroid City reproduit méticuleusement, les films récents de Anderson privilégient l’accumulation de scènes disparates, tout en pratiquant systématiquement l’anti-catharsis. Dans les premiers Anderson, l’aveu du malaise existentiel d’un jeune scientifique en mal d’attention à son père aurait été le point culminant du film. Dans Asteroid City, le moment arrive sans crier gare à un personnage infiniment secondaire avant de passer tout aussi rapidement à la scène suivante. Certes, une telle attitude désinvolte fait partie de cet amusant travail de déconstruction ironique de la « formule Anderson ». Mais plus profondément, ce rejet du développement psychologique témoigne de l’évolution d’une vision angoissée du monde qui ne croit plus en la possibilité d’évolution. Plus personne ne change en profondeur dans les derniers films du cinéaste, même après la vision d’un extra-terrestre ! À l’image de la course-poursuite automobile ridicule qui ne cesse de se reproduire dans la rue principale ou de ces essais nucléaires limitrophes qui reprennent à l’instant même où la quarantaine est levée, l’invariable monotonie du quotidien reprend invariablement ses droits et tout le monde finit par reprendre la route sans avoir vécu d’épiphanie.

Certes, on peut être déçu de la distanciation désillusionnée dont Anderson fait désormais preuve, même si Asteroid City est possiblement l’un des films les plus pertinents sur notre immobilisme collectif avant, pendant et après la pandémie mondiale. Sans même parler du contrôle étatique toujours plus présent et toléré au sein de sociétés où nous avons pris l’habitude de se parler à travers des cadres. Le cynisme lucide dont témoigne le film serait toutefois désespérant s’il n’était sauvé par l’improbable fragilité des scènes en coulisses. Lorsque le personnage Augie Steenbeck redevient subitement l’acteur Jones Hall afin de demander s’il « joue correctement » à son metteur en scène, c’est bien entendu le jeune Jason Schwartzman, acteur fétiche d’Anderson, que l’on retrouve miraculeusement, inquiet de ne plus avoir ses repères habituels mais soulagé de savoir qu’il n’est pas seul là-dedans. Est-ce qu’il en fait trop ? A-t-il fait une erreur ? On peut certainement imaginer Anderson remettre en question ses propres décisions, même s’il sait où il s’en va, lui. Et l’actrice interprétée par Margot Robbie d’apparaître soudainement pour lui rappeler que le plus important n’est pas de changer ou de savoir où aller, mais d’avoir pu, ne serait-ce qu’un instant, vivre et faire quelque chose ensemble… même s’il ne s’agit que de la création d’un film comme Asteroid City.


7 juillet 2023