Critiques

At Any Price

Ramin Bahrani

par Helen Faradji

Nous sommes au fin fond de l’Iowa. Les champs de blés s’étendent à perte de vue. Mais l’horizon n’en semble pas moins bouché. Pour les Whipple en tout cas, propriétaires d’une ferme familiale depuis quelques générations, mais dont le futur est mis en péril par l’enquête que mène une multinationale sur leur utilisation d’OGM, par le départ du fils aîné vers l’Argentine et par les rêves du plus jeunes de devenir coureur automobile. La belle Amérique d’hier, celle des cartes postales en sépia, se meurt. A-t-elle même jamais existé ?

Présenté à Venise l’an dernier, le nouveau film de l’américain d’origine iranienne Ramin Bahrani est une rareté. De ces films singuliers qui surgissent une fois tous les 36 du mois, champignon sauvage poussant sans en demander l’autorisation au milieu d’étendues trop propres et trop nettes pour êtres honnêtes. Car At Any Price a au moins cette particularité d’oser le pessimisme. Non pas un pessimisme de façade, cynique, misérabiliste ou dépressif, mais un pessimisme plus lucide, plus troublant. Celui là même que l’on préfère nier au pays de l’Oncle Sam où les dents doivent êtres blanches et les sourires éclatants.

Car, à bien y regarder, au-delà de son regard sur l’état désastreux de l’agriculture contemporaine, la tyrannie inique des multinationales, les petites corruptions quotidiennes ou la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, de s’adapter et de survivre, At Any Price fait surtout le portrait de trois générations d’hommes, de trois Amériques. Toutes plus mal en point les unes que les autres. Du grand père incarnant ces traditions à l’ancienne qui ne fonctionnent plus au père, symbole d’un présent qui se débat sans réussir grand chose en passant par le fils, figurant un futur qui avance à tâtons, sans but, ni destination et ne pourra trouver sa place qu’au prix d’un sacrifice terrible du père.

Tragédie moderne en terre agricole au symbolisme théorique abstrait ? Thèse plus que film ? Non. Car At Any Price a aussi cette force de savoir avancer en terre de métaphores tout en étant formidablement incarné, autant en corps qu’en esprit. Par sa mise en scène, d’abord, ramenant avec subtilité et une sérénité étonnante les hommes à leur condition de fourmis dans ces immenses étendues du Midwest, mais également capable de réveiller, par sa photo chaude et sensuelle, et sa caméra mobile et alerte, de beaux souvenirs de cinéma, ceux nés dans les années 70, où la complexité et la profondeur des histoires et des relations humaines faisaient le lit des récits.

Faut-il voir là une influence des origines iraniennes du cinéaste (Farhadi, Kiarostami, Panahi… tous paraissent maîtriser, mieux que d’autres même, cette capacité à faire de leurs personnages de belles personnes, riches et denses) ? Peut-être. Mais reste surtout un film qui n’a peur ni de la complexité, ni de l’ambivalence, sans pourtant ne jamais s’apesantir ou souligner à grands traits chaque contradiction. À ce petit jeu, apparemment si simple et pourtant si fertile, le plus étonnant est alors de voir Dennis Quaid servir ce père maladroit, prêt à tout pour sauver la face, vendeur jusqu’au bout des ongles, et Zac Efron en jeune homme aussi indécis que pulsionnel, se fondre sans détonner une seconde dans cet univers dessiné avec une finesse rare.

L’Amérique, et ses hommes, sont en train de disparaître ? Peut-être. Mais le cinéma est encore là pour le montrer. C’est déjà un pas dans la bonne direction.

La bande-annonce d’At Any Price


29 août 2013