AU-DELÀ DE LA LUMIÈRE
Payal Kapadia
par Ariel Esteban Cayer
Au-delà de la lumière s’impose d’emblée par la douceur et la justesse de ses images glanées au cœur même de ce qu’une ville peut évoquer de mélancolique. Le second long métrage de Payal Kapadia s’ouvre sur des scènes nocturnes de Mumbai, où les gens rêvent et travaillent, travaillent et rêvent, travaillent pour rêver – en alternance constante entre leurs ambitions et leurs illusions. C’est dans ce flottement que Kapadia nous présente ses personnages. Prabha (Kani Kusruti) est une infirmière d’expérience dont le mari, parti travailler en Allemagne, ne donne pas de nouvelles depuis des années. Anu (Divya Prabha), sa jeune collègue et colocataire, peine à trouver dans l’Inde de Modi l’espace adéquat pour vivre publiquement l’amour qu’elle éprouve envers son copain musulman. Parvathy, troisième personnage incarné par Chhaya Kadam, est cuisinière à l’hôpital et risque d’être évincée de son logement des suites du décès d’un époux n’ayant jamais partagé avec elle ses documents administratifs. On découvre ces femmes dans le train à la tombée du jour, ballottées par le mouvement des transports, puis à l’hôpital où elles travaillent parmi tant d’autres femmes aux destins que l’on devine semblables.
C’est ce rapport sublimé à la collectivité qui vient tisser un lien entre cette première œuvre de fiction et le travail documentaire et activiste de Kapadia (A Night of Knowing Nothing, 2021). La cinéaste déploie ici une esthétique proche du réalisme social, et néanmoins portée par de judicieux choix esthétiques, où la qualité de la lumière, la direction artistique ou encore la cohérence de l’étalonnage des couleurs (en doux bleus et gris) confèrent aux images des allures oniriques. De plus, l’amitié entre Prabha et Anu, dans la simplicité avec laquelle elle se déploie à l’écran, donne immédiatement l’impression d’être familière, pour ne pas dire universelle. Il est question ici d’amour et de dispute, de Tupperwares et d’étuveuses inespérées, de fenêtres négligemment laissées ouvertes un soir de tempête, ou encore de chats oubliés dans le couloir. Les quelques interludes documentaires du film en laissent entendre autant : elles nous donnent à observer l’effervescence citadine, la célébration et les feux d’artifice, que Kapadia surimpose à des témoignages sur la vie dans le centre urbain comme autant de lueurs au flanc des tours à logement, autant de petites fenêtres entraperçues au loin, laissant deviner la vie d’autrui.
Lorsqu’on apprend que le mariage de Prabha fut arrangé et qu’il s’effrite face à une absence de communication prolongée qui ne provoque que du ressentiment, celui-ci vient se poser en discrète opposition à la quête d’émancipation d’Anu et de son amoureux Shiz (Hridhu Haroon), au fil d’un récit enchâssé sur la difficulté d’actualiser les désirs. Parvathy, pour sa part, semble déjà avoir laissé en plan ses rêves et ses ambitions et se retrouve à la fin d’un parcours. Les trois personnages se complètent ainsi habilement, en écho aux autres femmes de leur entourage, jusqu’à former quelque chose comme un portrait de la condition féminine sur plusieurs générations. Mais de manière générale, c’est le souci de représenter Mumbai comme ville foisonnante, de même que la vie intérieure de ses habitantes, qui anime l’œuvre et lui donne sa résonance politique. Kapadia privilégie le quotidien à hauteur de la classe moyenne et l’incarne dans une accumulation de détails qui confèrent une richesse et une crédibilité presque tactile au récit. Certaines actions se déroulent, par exemple, dans l’impossibilité de se voir en personne, par textos interposés. La question des castes ou de la religion est centrale aux conversations qui relèvent de l’intimité. Celle de l’accès aux soins reproductifs est au centre du travail de Prabha et Anu, auquel se confrontent de nouvelles générations d’infirmières venues apprendre ce qu’est un spéculum ou encore un placenta. L’écriture de cette dimension sociale à même le récit est parfaitement dosée, en somme un peu comme dans la vie – où la question politique est inscrite à même l’environnement et les discours dans lesquels nous évoluons au quotidien.
Le sujet de Au-delà de la lumière est principalement la grande ville de Mumbai et celles qui y arrivent pour travailler ; on quitte cependant la ville au troisième acte pour en voir son envers et assouvir, du moins momentanément, les désirs sur le bord des plages de Ratnagiri, le village natal de l’aînée Parvathy. Soudain, Au-delà de la lumière étend son charme à un nouvel environnement et revêt une qualité presque mystique, par l’intervention interposée et fantomatique d’un certain personnage, ou encore par l’explosion des passions dans la jungle. Kapadia filme cette dimension rurale avec la même grâce que la cité, inscrivant ses personnages dans une nation plus large et leurs affections sous les étoiles, dans une forme d’idéal où peuvent soudainement tomber les tabous imposés par la société et où le spectateur peut momentanément entrevoir un futur lumineux pour les femmes à l’écran. Dans la sueur et la pluie de la mousson, suivant les questions d’infiltration d’eau et de noyade comme un trop-plein de désir, ou encore dans la rencontre naturelle que construit le film entre la dimension tropicale et urbaine de son environnement, le récit de Kapadia s’articule comme une idylle, voire un baume pour cœurs usés, sans jamais tout à fait verser dans le mélodrame. Plutôt, voici un rêve lucide face à ce qu’est, et pourrait encore être, la vie en Inde aujourd’hui.
28 novembre 2024