Critiques

Au-delà des montagnes

Jia Zhang-ke

par Apolline Caron-Ottavi

Jia Zhang-ke est de retour après A Touch of Sin, grand succès critique de 2013. Au-delà des montagnes est à nouveau un film triptyque, mais qui déroule cette fois un unique récit sur trois périodes temporelles – 1999, 2014 et 2025, offrant une fresque ample de la Chine contemporaine et de sa mutation accélérée. Il s’agit peut-être là du film le plus ambitieux du cinéaste, embrassant la trajectoire d’un pays et d’un peuple jusque dans un futur proche perçue à travers l’histoire d’une femme, Tao (Zhao Tao, compagne et égérie du cinéaste). Entre deux amis d’enfance, son cœur balance. Plutôt que Liangzi, le modeste ouvrier des mines, elle va choisir Zhang, un propriétaire de station-service ambitieux qui lui en met plein la vue avec sa voiture neuve. L’avenir semble tout tracé d’un côté comme de l’autre et, à l’aune de l’enthousiasme tiède qu’elle éprouve pour ses deux prétendants, on ne peut lui reprocher d’être tentée par l’option la plus en accord avec les aspirations économiques que suscite la société en pleine croissance qui l’entoure. La façon dont le contexte historique influe sur les désirs et les choix des individus sera le fil conducteur d’Au-delà des montagnes.

L’époque de la première partie, la fin des années 1990, c’est le moment où Jia Zhang-ke amorce son parcours de cinéaste ; le moment où la Chine est en plein « boom » et où tous les espoirs sont encore permis. Les premières images du film nous montrent des gens joyeux dansant au rythme d’un tube de l’époque ; elles sont suivies peu après par celles, documentaires, de la foule au Jour de l’an, ondoyant de droite à gauche par la simple pression de sa densité. L’ambivalence est là. La Chine aspire alors à la société de consommation, avec les inégalités et les catastrophes qu’implique l’exploitation de masse. Ce premier chapitre a un ton suranné et rassurant, la caméra est proche des personnages. Jia Zhang-ke va jusqu’à utiliser parfois une image vidéo striée : le monde alentour est familier, à échelle humaine. Mais l’idylle à trois s’envenime, pervertie par le gouffre qui s’élargit entre les classes sociales. Le temps de l’innocence se brise sur une amertume et une mélancolie qui dès lors ne quitteront plus le film.

Alors le générique survient, à la naissance du fils de Tao : première d’une succession de déchirures, il vient scinder le film en deux, entamer le XXIe siècle et le temps des soucis. Le film semble dès lors s’accélérer : la vie passe, trop vite, à côté des rêves de jeunesse, les ellipses se multiplient. On saute en 2014 : Liangzi réapparaît, forcé de quémander de l’argent pour soigner un cancer du poumon, avant de disparaître définitivement de l’écran. Jia Zhang-ke ose alors donner à ses personnages une portée universelle, comme cela est seulement possible dans les bons mélodrames. La toux de Liangzi est celle d’un prolétariat qui suffoque et n’a pas pris son envol avec la productivité dont il est pourtant l’engrenage. Mais le confort choisi par Tao n’est pas plus la garantie du bonheur : désormais seule, elle attend les visites d’un fils devenu étranger, tristement nommé « Dollar », placé dans une pension pour riches et élevé par une belle-mère qui lui parle anglais. Tao assiste impuissante à son acculturation, durement représentée par la scène d’enterrement du grand-père, lorsqu’elle prend conscience que l’enfant ne connaît rien des rituels. Jia Zhang-ke multiplie les silences, les longs plans fixes, les images désertées. Tao essaie de ralentir le temps et de renouer un lien en ramenant son fils lors d’un long voyage en train. Mais l’enfant, habitué aux avions, est trop jeune pour comprendre l’importance de ce qui se joue dans l’instant.

Ces moments tristes sont malgré tout encore des moments à deux : alors que le film avait commencé à trois, il va se terminer dans la solitude. Celle d’une époque sans repères, d’un monde dicté par des « valeurs » néolibérales et vides. Entraîné en Australie par un père corrompu, ­l’enfant devenu jeune homme communique avec son père par Google translate et arpente un univers moderne qui pourrait se situer n’importe où ailleurs. Dans A Touch of Sin, la violence de la Chine explosait à l’écran. Ici, elle est sourde, sous-jacente, véritable onde de choc traversant les générations. Le film devient volontairement plus froid et moins séduisant, l’horizon est infini mais il est aussi comme un mur. On a envie de retrouver la Chine de Tao. Dans une finale magnifique, nous quittons son fils emprisonné de l’autre côté de l’océan pour aller la rejoindre, vieille dame s’offrant une dernière danse, sous la neige, au son du fameux tube de 1999. Ce tube n’a pas plus de sens et de profondeur que le monde alentour et la vie qu’elle a menée, mais il a le goût doux-amer des instants heureux perdus à jamais. Dans cet instant de joie factice, Tao nous laisse avec le sentiment d’une perte immense.

La bande annonce de Au-delà des montagnes


24 mai 2016