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Critiques

Au poste !

Quentin Dupieux

par Alexandre Fontaine Rousseau

Chez Quentin Dupieux, tout est affaire de jeu(x) – de ceux qui déforment la réalité à travers un prisme réflexif à ceux qui dérèglent la langue pour en faire un vecteur d’incompréhension. La logique, dans son cinéma, ne mène pas au sens ; elle conduit directement au non-sens, dans un mouvement parfaitement rectiligne qui cache justement ce dérapage vers l’absurde qu’effectue tout naturellement le film. « C’est pour ça », répètent inlassablement les personnages dans Au Poste ! alors que le pourquoi du comment échappe à tout le monde. « C’est pour ça », affirment-ils sans raison alors que la raison disparaît progressivement. D’un « c’est pour ça » à un autre, on en vient ainsi à se demander comment on en est arrivé là, avant de se dire qu’on y est, tout simplement, et que c’est ça qui est ça.

Dupieux, autrement dit, s’amuse ; et il invite le spectateur à partager ce plaisir. Le jeu l’implique et le met en scène, par le simple fait de rappeler sa présence. La foule est là, implicite. Puis Dupieux nous la révèle dans un ultime coup de théâtre qui ne sera pourtant pas le dernier, puisque le spectacle doit évidemment se poursuivre et, de préférence, ne jamais prendre fin. Que tout cela ne mène à rien n’y change rien au fond, puisqu’il y aura de toute façon une autre représentation. Puis une autre et une autre. Au poste ! effectue un mouvement circulaire pour mieux établir sa logique. C’est-à-dire qu’il tourne littéralement en rond pour aller quelque part ; et si tout cela n’est qu’une farce, au final, il n’en demeure pas moins qu’elle relève du cauchemar. Parce que les personnages sont ultimement prisonniers de la blague, alors que le spectateur, lui, quitte la salle lorsque le film se termine.

 L’histoire, se dit-on, ne peut que reprendre son cours, se répétant éternellement pour former une boucle où le pauvre Fugain (Grégoire Ludig) sera toujours arrêté pour un meurtre qui n’en est pas un et qu’il n’a pas commis, puis interrogé par le commissaire Buron (Benoît Poelvoorde) qui ne l’écoute qu’à moitié. Le borgne Philippe (Marc Fraize) sera toujours là pour expliquer le plus sérieusement du monde qu’une équerre permet de tracer des angles droits « parfaits » de 80 degrés, puis pour mourir d’une manière idiote qui mettra Fugain dans le pétrin. D’une représentation à l’autre, on l’amènera toujours « au poste ! » et le film recommencera pour l’emprisonner de nouveau dans ce petit jeu orchestré pour nous amuser. C’est en quelque sorte la cruauté existentielle de la « condition cinématographique » qui est ici mise en évidence. Comme si les personnages de films n’existaient que pour souffrir et nous divertir.

 Mais Dupieux, de son propre aveu, n’a d’autre ambition que celle de nous faire rire ; et la comédie a ses raisons que la raison ignore. C’est pour ça, d’ailleurs, que Fugain croque à pleines dents dans cette huître que lui offre Buron avant d’admettre qu’il n’a pas « l’habitude des aliments rocailleux ». Le gag est d’autant plus drôle qu’il est parfaitement cohérent malgré son absurdité, tout ce qui précède ayant servi à établir le fait que Fugain a faim et qu’il mangera sans doute tout ce qu’on lui propose. « C’est pour ça », nous rappelle ainsi le film, comme si même la mise en scène était désormais atteinte de ce tic de langage qui se propage tel un virus en établissant des liens de cause à effet là où il ne devrait pas y en avoir. À force de le répéter, « ça ne veut plus rien dire », comme le fait éventuellement remarquer Buron. Or, le problème est plutôt que ça veut tout dire… au point que tout se peut parce que « c’est pour ça ».

 Au poste ! n’invente rien. Il emprunte à Blier, à Buñuel et plus précisément au Charme discret de la bourgeoisie, sans nécessairement que rien de tout cela ne soit particulièrement conscient. Car l’écriture de Dupieux s’avère ici plus instinctive que calculée, sa rigueur même se plaçant au service d’un délire qui ne saurait être contrôlé. C’est cette liberté, cette légèreté qui fait tout l’intérêt de ce cinéma dont l’intelligence affûtée paraît par ailleurs dépourvue de toute prétention, de toute arrière-pensée. D’où cette idée que le film repose entièrement sur le principe du jeu, établissant des règles qu’il suffit de respecter, un système où l’auteur et le spectateur se renvoient la balle pour le simple plaisir de le faire. Tout est dans l’échange, dans ce plaisir partagé de se comprendre alors qu’il n’y a peut-être plus rien à comprendre. Pour peu qu’on se laisse prendre au jeu.


26 octobre 2018