AUCUN OURS
Jafar Panahi
par Elijah Baron
En tant que road movies qui réfléchissent le paysage humain d’un Iran dont les avenues urbaines et les chemins de terre évoquent différents couloirs d’une même et immense prison, les derniers projets clandestins de l’irréductible Jafar Panahi (Taxi Téhéran, 2015 ; Trois visages, 2018) affirment de façon on ne peut plus concrète l’idée qui suit : si le cinéma, probablement encore plus que le roman, peut se rendre semblable, selon la formule de Stendhal, à « un miroir qui se promène le long d’une route », il ne faut pas oublier son envers. Emblématique de la démarche qui en découle, Le miroir (1997), deuxième long métrage du cinéaste, contenait ainsi une scène foudroyante – l’actrice principale s’y rebellait contre l’artificialité de la fiction en brisant le quatrième mur et abandonnant son rôle – qui a ensuite été reprise dans Ceci n’est pas un film (2011), et que l’on retrouve à présent sous une forme plus tragique dans Aucun ours, un film non moins soucieux du pouvoir et de la responsabilité éthique associés aux images.
Voilà que Panahi se met de nouveau en scène dans son propre rôle, adoptant une posture relativement passive – c’est un guide plutôt qu’un protagoniste à part entière – au sein d’une oeuvre où se croisent et se décroisent sans peine des éléments réels et fictifs. Déjouant les interdits à l’aide de la technologie, le récit double nous emmène des deux côtés de la frontière turco-iranienne : du côté turc, un couple d’acteurs qui participe à un tournage dirigé à distance par le réalisateur sombre dans le désespoir en attendant d’obtenir des passeports volés vers l’Europe ; du côté iranien, la présence physique du réalisateur dans un village régi par des traditions archaïques bouleverse accidentellement le destin de jeunes amants cherchant à échapper à un mariage forcé. À travers les multiples dangers que laisse entrevoir le ton léger et souvent ironique du film se dessinent les traits d’une dictature que l’on pourrait qualifier d’orwellienne si elle n’était vieille comme le monde ; il n’est pas certain, dans ce climat d’oppression et de surveillance, que l’amour triomphera de tout.
Ayant travaillé dans l’illégalité depuis 2011, et pressentant peut-être son emprisonnement prochain dans la foulée de la révolte populaire de 2022, Panahi est ici trop lucide, trop sensible également à toute fausseté et mensonge pour s’autoriser une fin heureuse, quitte à rebrousser chemin quand il se sent trahi par ses instincts d’homme et de cinéaste. Nous le voyons remettre en cause à l’écran son autorité personnelle – au même titre que celle des autres –, exposant ses doutes et tentations avec une spontanéité documentaire et une tension dramatique qui accordent à son oeuvre une force historique et politique rare : lorsque son personnage, encouragé à fuir le pays par un assistant, se rend si près de la frontière que les feux d’une ville turque illuminent son visage et un vent de liberté lui passe dans les cheveux, son discours sur les difficultés – voire l’impossibilité – de l’exil perd d’emblée la dimension hypothétique que possédaient d’autres films consacrés à la même problématique, dont le récent En route (2021), réalisé par son fils Panah Panahi.
Aucun ours ne constitue toutefois un autoportrait que dans la mesure où Panahi, une présence rassurante qui exprime avec douceur stoïque son amusement comme son indignation, admet être devenu, depuis son interdiction par le régime des mollahs – belle démonstration de l’effet Streisand –, un symbole de la ténacité de son peuple. Ce ne sont finalement pas ses expériences personnelles, mais plutôt les expériences collectives, liées de près à l’esprit national, qui lui servent de matière. En tournant la caméra sur lui-même, il ne devient qu’un MacGuffin, chose que la métaphore centrale de Taxi Téhéran – le film se déroule intégralement dans un taxi dont il est le conducteur – avait rendue assez claire : s’il existe au sein de l’intrigue, c’est principalement pour lui permettre d’avancer, littéralement, au gré de rencontres et de péripéties qui tracent un portrait de société révélateur, aussi facétieux que troublant.
Sans rien perdre de son regard humaniste sur une population qui se divise en résistants intrépides, comme lui, et en d’autres ligotés par l’angoisse, Panahi signe justement avec Aucun ours un film sur le rapport à la peur. Pas plus que Mohammad Rasoulof (Le diable n’existe pas, 2020), lui aussi maintenant sous les verrous, il ne croit aux diables, djinns, ours imaginaires et autres inventions d’un système qui bénéficie de craintes non fondées ; cela ne l’empêche pas, lors d’une scène finale déchirante qui semble pouvoir conclure un pan prodigieux de sa carrière, d’être surmonté par un mélange complexe d’impuissance et de détermination. Lui qui, d’un projet à l’autre, tel un participant des expérimentations vicieuses d’un Lars von Trier, a su faire un atout de toute obstruction, parvenant contre toute attente non seulement à poursuivre son cheminement artistique, mais à l’approfondir, s’immobilise soudain à nos yeux, assume son choix moral et en accepte les conséquences. Avec tous les avantages cumulés de la fiction et du documentaire, Panahi inscrit ce moment de vérité dans le tissu du temps.
27 janvier 2023