Critiques

Ava

Léa Mysius

par Apolline Caron-Ottavi

Il y a toujours un plaisir certain à découvrir un premier long métrage qui surprend assez pour que l’on retienne immédiatement le nom de son auteur, en attendant de voir la suite. Comme cela avait été le cas il y a quelques années avec sa compatriote Céline Sciamma (La naissance des pieuvres, Tomboy), Léa Mysius impose d’emblée une voix.

En lisant le synopsis d’Ava, on peut avoir le pressentiment que l’on va assister à l’un de ces drames maladroits, flirtant lointainement avec le réalisme social des Dardenne, et dont l’intrigue reposerait sur la tragédie multiple (car un malheur, on le sait, ne vient jamais seul) qui s’abat sur son personnage. Un de ces films cherchant la profondeur dans l’accablement, sans parvenir à bouleverser réellement puisque tout y semble déjà écrit d’avance. Or le film de Léa Mysius nous prend de cours en se construisant en parfaite opposition avec tout cela. En racontant l’histoire d’Ava, une adolescente de 13 ans qui apprend qu’elle va devenir aveugle alors que débutent les vacances d’été, la cinéaste livre un conte enchanté, où la beauté vient sans cesse contrecarrer la laideur, à l’image du combat féroce que livre Ava pour affirmer son goût de vivre.

Comme toutes les jeunes filles de son âge, Ava commence à découvrir son corps et son désir, coincée entre une bouille enfantine et des hanches de femme, entre une mère un peu exubérante et très à l’aise avec la sexualité et un médecin à l’air grave qui la confronte à une réalité difficilement acceptable pour son jeune âge… Ava se réfugie dans la fugue et l’aventure. Juvénile et vulnérable, elle pourrait devenir la proie d’un monde hostile. Léa Mysius choisit plutôt d’en faire une Amazone du bord de mer. Elle lui fait rencontrer un jeune gitan andalou rejeté par son clan et caché dans un bunker. Loin de tout sordide, cette rencontre engendre une échappée sauvage touchée par la grâce, sur le thème des amants fugitifs. Tout cela pourrait paraître tiré par les cheveux et même complaisant, si ce n’était filmé par une jeune cinéaste qui semble embrasser l’euphorie de son personnage et qui, surtout, a l’intelligence de se détacher du réalisme en osant la poésie et la magie. Rien ne peut arrêter la course contre la montre à laquelle se livre Ava : s’emparer de la beauté du monde avant de ne plus la voir en face. Le film est volontairement tourné en 35 mm, et bien vite le récit s’y voit transcendé. Couleurs vives, envolées musicales, parenthèses oniriques : la cinéaste se tient loin de toute mesquinerie, de toute grisaille et de toute explication superflue.

La mise en scène de la cinéaste exploite habilement à l’écran tous les sens qu’Ava développe au fur et à mesure que sa vue baisse. On sent sous sa main la fourrure du chien qu’elle a décidé d’adopter ; on sent le vent s’engouffrer dans ses cheveux lourds de sel ; on sent l’odeur de la peau chaude du garçon qu’elle a décidé d’aimer. Cette sensualité poussée à l’extrême fait la force du film, qui dès lors nous habite bien au-delà de sa narration très simple. Il en va de même de l’érotisme dont Mysius charge le premier amour qu’elle filme : ce qui pourrait demeurer un récit assez quelconque s’incarne à l’écran grâce à la franche candeur avec laquelle la réalisatrice capte la beauté de ses jeunes acteurs, dans une dimension charnelle et généreuse devenue elle aussi trop rare à l’écran. Ici la sexualité est joyeuse et libre, délestée des angoisses et des malaises que l’on prête trop souvent aux jeunes adolescents au cinéma. On ne peut s’empêcher de penser, bien sûr, que seule une jeune femme derrière la caméra pouvait capter avec une telle audace la présence irradiante de son actrice – fascinante Noée Abita, un peu plus âgée que son personnage, mais mineure tout de même.

Mais Ava n’est pas seulement l’histoire d’une jeune fille qui fait face à un handicap ou d’un premier amour. Sans imposer le moindre discours didactique à son film, Léa Mysius renvoie l’écho d’une certaine jeunesse. La cécité galopante d’Ava n’est pas sans évoquer bien sûr un futur assombri. L’horizon de la jeune fille rétrécit littéralement, renvoyant métaphoriquement et discrètement à l’absence de perspectives d’une génération. Comment accepter de grandir lorsque l’on a 13 ans et que l’on découvre peu à peu la noirceur qui gangrène le monde ? C’est la grave question que pose Ava. Et là encore, la force du film est de ne pas sombrer dans l’accablement, de refuser de se complaire dans la morosité. Guerrière lumineuse, hors-la-loi amoureuse, Ava n’a peur de rien, et rien n’aura raison de l’avidité avec laquelle elle se lance corps et âme dans la vie, pas plus que de la confiance avec laquelle elle tend la main à l’autre. L’air de rien, par les temps qui courent, le geste est plus courageux qu’il n’y paraît…

 

Ava est distribué par FunFilm. Le film, qui a remporté la Louve d’Or du dernier FNC, est encore à l’affiche pour quelques jours : lundi 23, mardi 24 et mercredi 25 octobre à 21h30 à la Cinémathèque québécoise. 


22 octobre 2017