Avant les rues
Chloé Leriche
par Robert Daudelin
Premier long métrage d’une cinéaste qui a déjà signé une bonne dizaine de courts métrages en tous genres – dont deux des meilleurs poèmes illustrés du collectif Un cri au bonheur – Avant les rues est un film d’une maîtrise remarquable et il n’est pas étonnant que l’Association québécoise des critiques de cinéma lui ait attribué son Prix Luc-Perreault 2016.
Entièrement parlé en langue atikamekw et tourné sur la réserve de Manawan en dans Lanaudière, le film nous interpelle d’abord par la réalité, voire la normalité, des lieux où nous entraîne la cinéaste : aucun exotisme ici, nous sommes dans le quotidien d’une communauté bien vivante où les petits gars « font du bicycle » et les plus grands des mauvais coups ; où la mère rappelle à sa fille – eût-elle 15 ans – qu’elle doit s’occuper de son bébé…
Chloé Leriche ayant collaboré au Wapikoni mobile, on peut présumer qu’elle connaissait bien les lieux. Elle sait en tout cas installer sa caméra au bon endroit. En quelques plans d’ouverture, tout est dit ; même que nous sentons immédiatement que, sous la surface de ce quotidien un peu paresseux, la tragédie n’est pas loin. La complainte qui tient lieu de prologue au film a juste assez d’étrangeté pour nous déstabiliser et nous signaler, sans avoir besoin d’insister, que nous sommes face à une culture autre et que nous devons désormais être attentif à tout, même aux chants que nous ne comprenons pas.
La nature, il va sans dire, est d’une importance primordiale dans la vie des Atikamekw et, là aussi, la cinéaste arrive à nous le dire, sans démonstration, en filmant simplement la forêt, le ciel, les étoiles ; en en faisant un personnage. La nature est témoin de tout ; c’est le complice idéal, le refuge toujours accessible. Le décor naturel est ainsi l’allié du jeune Shawnook quand il a besoin d’un refuge temporaire et c’est aussi avec la complicité d’un arbre qu’il pourra entreprendre sa renaissance avant l’ultime expérience de la tente de sudation.
Les personnages d’Avant les rues sont beaux et débordent de vie, ce que dit très bien le filmage, attentif autant qu’énergique : la caméra, souvent à l’épaule, ne rate rien ; elle est fébrile mais respectueuse ; jamais elle ne bouscule : elle enregistre, mais avec passion.
Ce respect, c’est aussi le respect dû à la communauté dont « il ne faut pas briser le cercle », comme il est dit vers la fin du film. Le cercle, c’est la sagesse ancestrale, celle qui permet de comprendre, en regardant les étoiles, que l’univers n’est pas éternel ; celle qui permet au policier atikamekw de contourner la justice des Blancs, au nom d’une morale plus humaine, plus responsable.
Avant les rues aurait très bien pu n’être qu’un thriller sympathique, l’histoire d’un vol de chalet qui a mal tourné. Chloé Leriche, par son attachement à la culture atikamekw, par son entêtement à tourner son film dans la langue de cette nation et par sa complicité profonde avec ses personnages a hissé son film au niveau d’un conte philosophique, un conte pour grandes personnes.
Dans les années 1970, dans ses précieuses Chroniques des Indiens du Nord-Est du Québec, Arthur Lamothe proposait à ses amis Innus de nous sensibiliser à leur culture : la tente de sudation qui sauve Shawnook était un des grands moments de ce périple, un périple que Chloé Leriche reprend magistralement avec les outils de la fiction. Elle le fait avec une sensibilité aussi généreuse qu’éclairante : les personnages de son film nous touchent au plus profond de nous et leur quotidien devient notre quotidien.
Encore une fois, combien arbitraire apparaît la frontière entre documentaire et fiction : nous racontant les Atikamekw de Manawan, Chloé Leriche poursuit l’entreprise de Lamothe, les chants de Northern Voice veillant à unir leurs images respectives en une même célébration des cultures amérindiennes, de leurs richesses et de leurs mystères.
9 mars 2017