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Critiques

Avril et le monde truqué

Benjamin Legrand

par Pierre Chemartin

Avril et le monde truqué est un film particulièrement enlevant. Ce dessin animé exceptionnel, dans le paysage de l’animation francophone, ne manquera pas de faire penser aux productions Ghibli. On est pourtant très loin des univers de Miyazaki ou Takahata. Le ton et l’humour donnent au film une saveur très différente. Adapté du monde de Tardi, dont on connait la fascination pour le Paris de la Commune, de la Belle Époque et de la Grande Guerre, Avril porte l’empreinte et l’esprit de son auteur, qui s’est chargé, pour le film, de la conception graphique des personnages, des machines et des décors.

Avril, intrépide ingénue au caractère bien trempé, rappelle un peu Adèle, l’héroïne éponyme des Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, le grand œuvre de Tardi. Le film hérite de l’humour, de la créativité et du charme incroyables de cette série-phare, tout en offrant un paysage radicalement différent. Le Paris d’Avril n’est pas le Paris d’Adèle — ce Paris haussmannien qui a connu les grandes heures de la Belle époque —, mais un Paris hors du temps, sorte de méta-Paris, monstruosité industrielle, sortie tout droit des cahiers de Grandville et de Robida. Visuellement, Prévert et Carné ne sont jamais très loin, le film évoquant l’univers prolétarien des Enfants du paradis, du Quai des brumes ou du Jour se lève. On retrouve évidemment certaines obsessions ou certains leitmotivs de l’univers Tardi-esque : le patriotisme belliqueux de la politique, les prétentions ridicules de la science moderne, l’inepte servilité de la police, les savants fous et leurs inventions foutraques, etc. Mais pour le reste, si le film évoque de loin en loin certains albums de Tardi, l’entreprise de Benjamin Legrand et de Frank Ekinci ne relève ni tout à fait de l’adaptation, ni tout à fait de l’emprunt, mais bel et bien de la reformulation poétique de l’œuvre du dessinateur.

Avril et le monde truqué est une fiction uchronique habitée par l’esprit Tardi. Au cœur de cette reformulation : un incident historique cocasse, totalement imaginaire, une étrange bifurcation de l’histoire. Les auteurs du film ont imaginé que l’empereur des Français, à la veille de la guerre contre les États allemands, mourrait dans l’explosion d’un laboratoire secret. Les conséquences de cet accident sont grandes, d’abord parce qu’un traité de paix est signé avec Bismark, et ensuite parce que toute une lignée de Napoléon se succèderont au pouvoir. Pas de Commune. Pas de Troisième république. Pas de Première Guerre mondiale. Autre conséquence, plus grande encore : tous les grands savants disparaissent mystérieusement, les uns après les autres. Le monde recourt alors à des sciences obsolètes, exploitant massivement la houille et le charbon. Pas d’électricité, pas de radio, pas de plastique, plus d’arbres.

Les aventures d’Avril et de son chat Darwin devraient enthousiasmer jusqu’au plus chichiteux des critiques. Le film regorge de petits riens, que ce soit dans la gesticulation des personnages ou dans le fourmillement des détails, formant une suite ininterrompue de perles toutes plus amusantes les uns que les autres. Les dialogues, les expressions, l’allure et la physionomie des personnages, le soin apporté aux détails, tout suscite surprise et éblouissement. Ce Paris imaginaire, gris et morne, étrangement baudelairien, étonne à la fois par sa complexité et par sa cohérence. Certains marqueurs visuels ont un effet sidérant, comme la double Tour Eiffel ou l’affreuse statue de l’empereur Napoléon, en lieu et place du Sacré-Cœur. Le fourmillement des gags et, pour les amoureux de bande dessinée, la fidélité à l’esprit de Tardi, ne font qu’ajouter au plaisir. Parmi les personnages les plus typiquement Tardi-esques, outre Avril elle-même : le chat Darwin et l’inspecteur Pizoni, particulièrement amusants, Enrico Fermi himself, sifflant un petit air de Verdi, et deux varans mégalomaniaques, Chimène et Rodrigue, qui traversent une crise de couple majeure.

Dans le fond, Avril est presque trop lisse et trop parfait. Les auteurs ont en effet privilégié, pour raconter cette histoire extraordinaire, une intrigue pour le moins ordinaire. On ne peut en aucun cas parler d’imperfection ou de maladresse. Il s’agit davantage d’une question de facture. La machine narrative du film est parfaitement huilée, l’intrigue, parfaitement claire. Le film ne manque évidemment pas de surprises et de temps forts, mais les péripéties se suivent de manière presque mécanique, et les personnages principaux manquent quelque peu de relief. Avril enchaîne les conventions de genre qui font le succès des films de studio. Le recours à des formules toutes faites n’est pas nécessairement un problème, car elles ont quelque chose de réconfortant. Mais il faut reconnaître que certains procédés sont à ce point rebattus qu’il devient difficile de distinguer les intrigues les unes des autres, en dépit de la qualité des films. De ce point de vue, Avril et le monde truqué réussit quand même un tour de force, car si l’intrigue évoque n’importe quel récit d’aventure, le film se détache quand même très nettement du lot. Son originalité profonde réside dans la nature même du dessin animé, dans sa facture graphique, dans son aspect poétique et Tardi-esque. Le film, à cet égard, est dans la lignée des productions Ghibli (Le Vent se lève), Aardman (Shaun le mouton) ou Laika (Les Boxtrolls), dont on peut dire qu’elles sont toutes à la fois uniques et inimitables. Avril et le monde truqué boxe de toute évidence dans cette même catégorie.

La bande annonce d’Avril et le monde truqué


18 février 2016