Critiques

Away from Her

Sarah Polley

par Etienne Lalonde

Après The best day of my life (1999), Don’t think twice (1999), (2001) et I shout love All I want for Christmas (2002), une série de courts métrages qui proposent, entre gravité et humour poignant, une vision et une réflexion singulières sur les visages de l’intime, Sarah Polley retourne derrière la caméra pour signer un premier long métrage, Away from her. Au-delà de son apparente timidité, nous voici en présence d’une œoeuvre sentie, un anti-mélodrame esquissé simplement, mais empreint du souffle d’une jeune femme entièrement tournée vers le cinéma.

L’expérience cinématographique de l’actrice torontoise est vaste. Sarah Polley a tourné avec les grands : Cronenberg, Egoyan, Gilliam, Wenders. Et cette expérience n’est en rien étrangère à l’élan de ce premier essai, adapté d’une nouvelle d’Alice Munro (L’ours traversa la montagne). Away from her, dont plusieurs éléments dans le traitement rappellent The Sweet hereafter du maître Egoyan, respire le talent et la maîtrise par l’ambition de sa vision qui se déploie en entrelaçant de façon limpide et serrée le tissu fictionnel et l’aspect purement documentaire de son propos (la maladie d’Alzheimer et ses terribles conséquences pour le patient et son entourage).

Grant (Gordon Pinsent) et Fiona (Julie Christie) sont mariés depuis plus de quarante ans. La vie de chacun a comme point central la présence de l’autre. Leur amour est fort, constamment régénéré malgré les coups durs, les trahisons et les périodes mornes de la vie. Les liens qui les unissent ne sauraient être coupés que par la disparition, la mort ou l’oubli. Et disparition il y aura, inéluctable.

Retraité, le couple ontarien habite une maison de campagne, sorte de forteresse imprenable, idyllique, lovée dans la blancheur de l’hiver qui diffuse son calme au même rythme que les quelques mots tendres que partagent encore ces deux êtres avec toute la candeur des amours emportées. C’est aussi à ce rythme que les souvenirs se taisent pour laisser peu à peu place au noir ou inscrire dans la lumière (naturelle) une existence autre, un regard décentré, empreint du chaos de l’oubli.

Et ce calme apparent se distille jusqu’à épuisement, jusqu’à ce qu’il s’étiole, brouillé par le manque. Progressivement, la mémoire de Fiona s’ampute d’elle-même au gré des assauts impitoyables de la maladie. Et c’est ainsi que la rupture avance, que les trous se forgent, les traits se figent, froidement.

Intelligente et sensible, la réalisation de Sarah Polley s’appuie sur le travail des traces. Il y a là les livres qui ponctuent le discours des êtres, notamment un poème de Michael Ondaatje. Il y a là la musique des âmes qui ne sont rien sans mémoire, et les fragments de jeunesse en écho constant avec le vieillissement, la neige et l’eau. Il y a là la caméra qui s’approche en lents travellings se substituant à la voix intérieure qui ne se tait pas, car la mémoire qui fout le camp n’est pas un lieu clos, encore moins un lieu mort. S’offrent alors à nous les lieux d’une autre mémoire, le regard neuf, décalé, d’un être estompé.

La mise en scène est subtile, soutenue, nous accompagnant jusqu’à l’effacement des êtres et des choses. La maladie n’y est qu’à peine présentée, discernable, offerte comme un obstacle irrévérencieux à cet amour indéfinissable qui brille au-devant de la vie et fait un pied de nez à la mort.

Dans sa longue route vers un ailleurs dévasté, Fiona n’est jamais une victime avalée par l’oubli, mais bien un être humain qui, sans misérabilisme, sans pathos, persiste à vivre dignement, tout en cheminant la tête haute vers ce qui pourtant la coupe inexorablement d’elle-même.

Ce que nous montre ici Sarah Polley, à travers le portrait vivant et nuancé de ce couple pourtant brisé, ce sont les rythmes sombres de l’effacement, le cheminement inévitable entre la naissance et la disparition, la pure essence de l’être donc. Ce film nous présente l’état des lieux d’un amour profond, quoi que trouble à ses heures, soumis aux défaillances d’une mémoire difficile, trouée, partagée fatalement, puis disparue. Désertés par le souvenir, les liens qui unissent fortement ces deux êtres n’en demeurent pas moins éternels comme autant de traces qui se perdent dans la neige.

 


10 mai 2007