Bà Nội
Khoa Lê
par François Jardon-Gomez
Comment vivre, ou ne pas vivre, avec sa famille ? Que faire lorsqu’on se confronte à un héritage culturel devenu étranger à soi ? Comment gérer le poids d’être le dépositaire d’une mémoire familiale en péril? Cinéaste et artiste multidisciplinaire, Khoa Lê se confronte à ces questions et interroge son propre passé dans Bà nội (« grand-maman »), son premier long-métrage documentaire qui chronique un mois passé au Viêt Nam au sein de sa famille pour les festivités du Nouvel An.
Sujet principal du film, la grand-mère du réalisateur est aussi le catalyseur du récit. Elle incarne la règle familiale, le passé et l’héritage, problématiques qu’elle soulève à plusieurs reprises. Plus encore, elle agit comme une présence-absence autour de laquelle s’organise Bà nội qui se transforme progressivement en quête mémorielle pour le réalisateur devenu à son tour sujet et personnage de son propre film. L’inscription du documentariste au sein de son œuvre est d’ailleurs manifeste dès les premiers instants : il se fait prédire l’avenir par une tireuse de cartes, tandis que dans une autre scène, sa voix s’entend dans la conversation avec sa grand-mère. Dès son amorce, le film est ancré dans le registre de l’intime par le truchement du lien particulier qui unit le cinéaste à son objet.
La grand-mère se révèle être un véritable personnage de cinéma, plus grande que nature, autoritaire et attachante à la fois. Son rapport à la caméra, qu’elle prend d’abord pour un appareil photo, donne lieu à plusieurs moments parmi les plus forts du film : ne sachant d’abord pas qu’elle peut bouger, elle reste immobile et silencieuse tandis que son petit-fils la filme en silence, créant un effet de tableau saisissant. De même, ses défaillances affleurent dans la conversation lorsqu’il est question de son rapport à la mort, la solitude et à la mémoire – en ce qui concerne tant ses souvenirs que sa mémoire à court terme, comme dans une longue scène touchante où elle discute avec Lê des mêmes trois ou quatre questions, en boucle, ne comprenant pas (ou jouant à ne pas comprendre?) ce qui vient d’être dit.
Le programme du film est assez clair dès cette scène d’ouverture alors que la tireuse de cartes annonce au cinéaste que le futur lui sera difficile en amour, excellent au travail et, surtout, compliqué avec la famille. « Tu ne peux pas exister avec ta famille », lui dit-elle à la fin de l’exercice, en annonce de la suite à venir. Le générique, qui suit immédiatement cette ouverture, indique aussi à quoi s’attendre en ce qui concerne la forme : des images de forêts et chemins, filmés de nuit en caméra à l’épaule, défilent à l’écran, suggérant le voyage – tant physique et mental, accentué par la musique onirique de Gabriel Dharmoo et Marie-Hélène L. Delorme (Foxtrott) – en même temps que se font entendre des messages sur le répondeur de Lê (famille, amis, institutions gouvernementales, etc.)
Ce faisant, Bà nội parvient à brouiller les contours du documentaire, non pas en le tirant du côté de la fiction, mais en proposant une forme qui tient du récit de soi, des variations sur un même thème (les mêmes images sont réutilisées à plusieurs reprises lors des séquences de transition), en somme d’une inscription du documentariste au sein de l’œuvre par une esthétique qui emprunte notamment au cinéma expérimental, surtout en ce qui concerne le montage, qui se fait par association d’idées, de couleurs ou de formes à plusieurs reprises. Les séquences oniriques et méditatives se multiplient et viennent également perturber le rythme et la linéarité tant du récit que du parcours de Khoa Lê.
L’entreprise du cinéaste se reçoit alors comme une tentative de collecter la mémoire des autres pour préserver la sienne. Les craintes répétées de la grand-mère quant à l’oubli de ses racines, de sa famille et de sa culture qui guette le cinéaste s’il se marie avec une occidentale (et au poids sur les épaules du jeune homme, dernier Lê de sa famille, héritier des biens et des dettes de sa grand-mère) en viennent à hanter ce dernier. La multiplication du procédé de surimposition de deux plans – accompagné d’un jeu sur le focus qui brouille la perception des images – au cours du film renforce également cette idée d’une spectralité formelle faisant écho à l’interpénétration du passé et du présent alors que le réalisateur revisite le passé familial et ravive des images et des souvenirs qui hantent le présent.
Si Bà nội offre l’occasion d’une réflexion sur soi à partir du rapport à la famille, il pose aussi un regard sur une culture inconnue (pour le spectateur d’ici) qui ne passe pas par l’émerveillement ethnographique, mais plutôt par une plongée dans un univers étranger qui se révèle progressivement à nos yeux, au fur et à mesure que le réalisateur se le réapproprie lui-même. Un univers qui deviendra dès lors de plus en plus confortable, même au sein de cet environnement d’inquiétante étrangeté, auquel le film fait d’ailleurs écho par sa nature même. Le regard du spectateur sur l’altérité qu’est le Viet-Nam double celui de Khoa Lê, tentant de concilier les deux monde à partir desquels il tente de se définir. Le cinéaste développe ainsi une forme qui, à l’image de sa propre expérience, happe le spectateur en même temps qu’elle le garde à distance. Un tour de force.
30 janvier 2014