BABYGIRL
Halina Reijn
par Mélopée B. Montminy
On pénètre dans Babygirl avec une impression de déjà-vu. Fin décembre, sentiment d’insatisfaction conjugale et présage d’adultère, le tout nappé d’une musique de Cristobal Tapia de Veer qui rappelle l’intro de la Valse no 2 de Chostakovitch. Ah, et bien sûr Nicole Kidman. Cet assortiment évoque immanquablement l’œuvre finale de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut (1999), toutefois les similarités entre les deux films n’iront pas forcément plus loin. Plusieurs semblent curieux ou titillés par la promesse du synopsis de ce troisième long métrage d’Halina Reijn, qui voyait le jour – symbole d’une sexualité divine et salvatrice ? – en date de l’anniversaire de Jésus. Le phénomène rappelle presque la rumeur autour de la sortie de Fifty Shades of Grey (Sam Taylor-Johnson) il y a environ dix ans. Or cette fois-ci, le conte fétichiste exposant un regard féminin sur le sexe et le pouvoir propose une lecture plus avisée et critique de ces thèmes.
L’héroïne de ce thriller érotique est présentée telle une femme en contrôle (Romy, Nicole Kidman), une PDG qui nage en plein succès, mère de famille et épouse en apparence comblée ayant su se tailler une place dans un monde d’hommes. La protagoniste est à mille lieues de celle, virginale, des romans à succès d’E. L. James. L’objet du désir de Romy, celui qui menacera de souffler sur le château de cartes de la protagoniste en attisant les braises de ses fantasmes, est incarné par Samuel (Harris Dickinson), stagiaire vingtenaire à l’instinct fougueux. Romy tient son nom du gourou d’une secte dans laquelle elle a grandi. Le profil psychosocial du personnage est limpide : le poids de ses responsabilités lui pèse, l’adrénaline que lui procurait jadis son ascension sociale n’est plus. Contrainte dans un carcan doré, elle ne parvient pas à lâcher prise. Qui plus est, elle n’atteint pas l’orgasme avec son mari Jacob (Antonio Banderas), imperméable à l’imaginaire érotique de sa femme – rappel que l’élément déclencheur de Eyes Wide Shut réside dans la révélation par le personnage d’Alice (Kidman) de ce secret apparemment bien gardé : les femmes, même mariées, ont des fantasmes. Voilà donc qu’à travers l’humiliation et la soumission, Romy trouverait son salut… et une nouvelle source d’angoisse.
Halina Reijn expose d’emblée une myriade d’explications qui pousseraient son personnage à se lancer dans une aventure sadomasochiste avec un stagiaire confiant et séducteur qui ose lui opposer une défiance juvénile. L’importance que la cinéaste accorde à la construction d’une protagoniste qu’on ne devine pas de prime abord obéissante ou servile est perceptible dans chaque détail. Cette tendance à la surexplication, aux antipodes de l’ambiguïté privilégiée par le film noir, sape hâtivement la possibilité de tension ou de suspense. Les dialogues ténus de Babygirl y sont aussi pour quelque chose. Heijn a beau insister sur le caractère défendu de la relation entre ses deux personnages, plus Romy verbalise cet état de fait, plus on constate une absence de chair autour de l’os. Il ne suffit pas que cette dernière clame à répétition, comme dans le préambule d’un film porno, que ce qu’ils font est interdit et que leur liaison doit immédiatement cesser pour qu’apparaisse entre elle et Samuel une tension sexuelle illicite. On peine à ressentir le soupçon d’excitation honteuse mêlée de malaise que peut procurer une œuvre troublante comme La pianiste (2001) de Michael Haneke, mettant en scène une Isabelle Huppert rigide et perverse qui ploie sous le charme d’un jeune Benoît Magimel.
Le métier du personnage incarné par Kidman n’est pas fortuit. Ambitieuse, elle est à la tête d’une entreprise de robotisation, symbole d’aliénation et de déshumanisation. On réfère sans cesse à elle en regard de son pouvoir économique et sa maîtrise de soi, conférant à ses pulsions sexuelles une fonction subversive, presque morale. Mais dès la scène initiale du film, on nous avertit du caractère trompeur des apparences. Le jeu nerveux de Nicole Kidman se rapproche davantage de celui des héros en panique personnifiés par Michael Douglas dans Fatal Attraction (Adrian Lyne, 1987), Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992) ou encore Disclosure (Barry Levinson, 1994) que de celui des protagonistes jouées par Huppert dans La pianiste ou Elle (Paul Verhoeven, 2016), deux déclinaisons d’une femme autoritaire dont le laque de froideur menace de craquer. Rapidement, Reijn montre une Romy en perte de contrôle, faisant ressentir sa vulnérabilité bambiesque en usant parfois d’une caméra à l’épaule qui accentuerait sa fébrilité. Le regard troublé, la fragilité de la protagoniste est palpable. Néanmoins, la mince tension du récit ne vacille pas entre le torride et le danger ou le poli et le tordu. Trop prévisible, l’intrigue ne quitte pas les sentiers battus d’une banale relation d’adultère. Bref, on voudrait nous faire croire qu’il y a quelque chose d’excitant dans cette relation qu’il faut dissimuler en contexte professionnel, or il n’en est rien. Le vice et l’humiliation ont-ils été coupés au montage ? En tout cas, l’occasion de flouter les frontières entre plaisir et souffrance est ratée. À l’image du bureau de la PDG bordé d’immenses fenêtres, tout est transparent, le scénario est dénué d’effeuillage, et ni le montage ni la réalisation ne participent à créer une ambiance sulfureuse. On s’ennuie des stores horizontaux, de ces clairs-obscurs feutrés des thrillers kitsch des années 1980-1990, qui s’amusaient à redéfinir le film noir. En fait, la cinéaste ne semble pas intéressée par la langueur. En fin de compte, cette histoire de femme qui fait la chienne dans une chambre d’hôtel un peu crade est surtout un prétexte pour parler de privilèges, sans dire grand-chose.
L’exploration de la pulsion scopique « au féminin » n’est plus réservée à un cinéma de la marge. L’intérêt que le film suscite confirme la pertinence que des cinéastes contemporaines défendent leur vision de l’érotisme. Les classiques du genre sont appelés à être renouvelés ; il suffit d’audace et d’un brin de provocation. Sans oublier la présence d’un élément essentiel pour se hisser au rang d’incontournable, soit la présence d’une image forte, d’un objet inusité – souvent un aliment ! « La scène du bol de lait » dans Babygirl réussira-t-elle à rivaliser avec l’orgie alimentaire dans 9 ½ Weeks (Adrian Lyne, 1986) ou bien la carotte dans Secretary (Steven Shainberg, 2002) ? Les deux principales séquences d’exploration ludique deBabygirl présentent des montages syncopés où le BDSM se transforme en adultère sirupeux. Le vice est dilué au profit d’une sensualité inoffensive, comme pour nous vendre une version édulcorée et rassurante du fétichisme dans laquelle n’importe qui devrait se reconnaître – absurde stratégie. L’action se déploie même sous les mélodies vanillées Never Tear Us Apart de INXS et de Father Figure de George Michael. Malgré ses nombreux clins d’œil à l’âge d’or du thriller érotique, Reijn ne cherche pas à émoustiller. La cinéaste est bien plus intéressée par les dynamiques de pouvoir et la subversion des rôles, au point d’y réfléchir à notre place. Mais ce film supposément osé réussit-il à nous corrompre ? Pas tellement.
6 janvier 2025