Baccalauréat
Cristian Mungiu
par Gilles Marsolais
Le cinéma roumain, dont la production est peu abondante (une vingtaine de longs métrages annuellement), ne cesse d’étonner par la qualité de ses films qui se bousculent dans les festivals avant d’arriver sur nos écrans. À preuve, ce petit pays alignait deux films en Compétition officielle à Cannes en 2016, dont Baccalauréat qui est reparti avec le Prix de la mise en scène. Du coup, on soupèse les contraintes, économiques et autres, auxquelles se heurtent les réalisateurs qui, au fil des décennies, ont su développer des stratégies de survie et de création qui leur sont propres. D’où cette signature collective unique, aisément repérable, qui se distingue par une couleur (qui n’a rien d’exotique) ou une tonalité, comme on le disait à une certaine époque des cinémas tchèque, hongrois, brésilien ou… québécois. Bien sûr, cet énoncé appelle aussitôt les nuances qui s’imposent, puisque ces réalisateurs ne sont pas interchangeables, même s’ils partagent un même désir de sortir des sentiers battus ; ils ont chacun leur propre personnalité à l’intérieur de cette famille culturelle.
Ce renouveau du cinéma roumain, on l’a découvert surtout lors de la déferlante des années 2005-2007 regroupant Cristi Puiu, Corneliu Porumboiu, Cristian Nemescu, Cristian Mungiu, etc., quelque temps après que les vannes de l’ère Ceaucescu et du régime communiste aient cédé. Le temps qu’il fallait pour qu’un peuple retrouve un semblant de normalité après avoir survécu à une longue dictature surréaliste. Agissant comme une véritable catharsis, c’est le plus souvent sur le ton de l’humour noir que leurs films abordent cette époque révolue et ses répercussions actuelles. Mais, le cinéma de Cristian Mungiu (Palme d’or en 2007 avec 4 mois, 3 semaines, 2 jours) se démarque du lot par son ton grave, même s’il a prouvé avec Contes de l’âge d’or (2009) qu’il s’y connaît lui aussi en la matière.
Baccalauréat illustre, d’une façon convaincante, sans manichéisme, la dérive morale d’un honnête homme dont les principes sont mis à rude épreuve alors même que le rêve de sa vie menace de s’écrouler. Son rêve ? Que sa fille, à qui il a jusque-là inculqué ses principes moraux, soit acceptée dans une université anglaise : un sésame qui lui permettrait de quitter définitivement la Roumanie, ce pays que lui-même, médecin dans une petite ville ouvrière triste, désespère de voir évoluer de façon positive vers une vraie démocratie après y avoir mis toute son énergie et tous ses espoirs. À l’image de la société roumaine post-Ceaucescu qui semble incapable de se relever de son indignité et qui pratique le trafic d’influence comme un sport national, pour éviter que le ciel ne lui tombe sur la tête ce médecin ira de petits arrangements en compromissions, multipliant les retours d’ascenseur de plus en plus grossiers au point de contaminer tout son entourage et jusqu’à risquer d’y perdre son âme. Filmé en plans-séquences, en temps réel et selon son point de vue, ce personnage positif du médecin se voit progressivement cerné par cette duplicité, pris au piège de sa propre stratégie du mensonge, allant même jusqu’au déni afin d’apaiser sa conscience. Tout en dévoilant par petites touches la vraie nature du personnage, dont on finit par comprendre entre autres qu’il trompe sa femme, le film agit comme un documentaire qui, en misant aussi sur le non-dit, notamment dans la gestuelle, la posture et la mise en situation du contexte, illustrerait objectivement les mécanismes de déliquescence d’une société devenue corrompue jusqu’à la moelle. D’un compromis à un autre, en vertu du principe de la fin qui justifie les moyens, celui qui s’y frotte se rend prisonnier d’une inextricable toile d’araignée fondée sur le mensonge, la complicité et la réciprocité… Mais cela, suggère le réalisateur, c’est sans compter sur la résilience de la jeune fille qui, au terme d’une épreuve humiliante, relèvera la tête pour se sortir de cette eau trouble d’une façon exemplaire. Tout en proposant ultimement son propre point de vue, Cristian Mungiu, chef de file du cinéma roumain, ne craint donc pas d’aborder frontalement des questions d’ordre moral qui relient le privé et le politique et qui délimitent les frontières éthiques d’une société.
L’accueil enthousiaste réservé à Baccalauréat, malgré son ton plus austère, ne relève pas d’une euphorie passagère. Il s’explique par la portée universelle du film. Celui-ci aborde avec lucidité ce problème majeur de la corruption, endémique au pays de Dracula, qui affecte aussi nos sociétés dites démocratiques au point d’y créer des situations sociopolitiques inextricables. La récurrence de ce questionnement éthique dans le cinéma mondial indique que le cinéma roumain, autant dans ses stratégies narratives que dans ses contenus, est tout sauf nostalgique.
27 avril 2017