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Critiques

Bacurau

Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles

par Jérôme Michaud

Kleber Mendonça Filho, cinéaste brésilien derrière Neighboring Sounds (2012) et Aquarius (2016), revient en force avec Bacurau, un troisième opus qui continue de questionner les impacts sociaux d’un capitalisme débridé. Juliano Dornelles le rejoint à la scénarisation et à la réalisation, lui qui était dans le département artistique de ses deux précédents films. Mendonça Filho renouvelle une autre collaboration notable : Sônia Braga, qui avait été l’incarnation somptueuse de Clara dans Aquarius, revient ici interpréter une fougueuse docteure dénommée Domingas. Rôle plus modeste, soit, mais cohérent avec la distribution d’ensemble choisie par les cinéastes. Car l’enjeu central de leur film ne relève pas d’un seul personnage, mais bien d’une collectivité qui doit combattre l’invasion et l’exploitation de son territoire.

En ouverture, on suit Teresa qui revient en terre natale pour y pleurer la mort de sa grand-mère, Carmelita, matriarche du minuscule village de Bacurau. Son retour permet d’introduire le spectateur à la dynamique collective des lieux et de présenter de nombreux personnages : Domingas, Pacote, ancien hors-la-loi repenti, Damiano, vieil amant de la nature et de ses plantes, et plusieurs autres. On pourrait croire que Teresa sera l’héroïne de l’histoire, or il n’en est rien. Dans Bacurau, chacun des petits rôles devient fondamental afin de créer un effet d’ensemble et de montrer ainsi l’esprit de communauté. Lors des scènes de groupe menant à l’enterrement, Mendonça Filho et Dornelles priorisent d’ailleurs les plans larges tout en exploitant la profondeur de champ et ils prennent soin d’inclure des inserts de plusieurs personnages ayant moins d’importance dans le récit. On découvre alors une grande diversité culturelle et ethnique, un village habité d’êtres bigarrés qui sont parvenus à faire advenir un vivre-ensemble empreint d’une grande solidarité. Les cinéastes ont judicieusement choisi d’embaucher plusieurs non-professionnels et cette décision transparaît positivement à l’image. Cette volonté d’égalité dans le partage du sensible, comme dirait Rancière, se veut un véritable pied de nez au Brésil de la discrimination que promeut Bolsonaro.

On en conviendra, la communauté de Bacurau représente une sorte d’idéal fantasmé. Le film n’hésite d’ailleurs pas à verser dans l’onirisme lors de l’enterrement, la drogue fournie par Damiano aidant. En ce sens, les transitions entre les premières scènes du film s’opèrent parfois par le biais de fondus enchaînés et de volets, procédés moins usités de nos jours, surtout dans le cas du second. Ces choix stylistiques apportent déjà une étrangeté qui n’a de cesse de croître lorsque l’on découvre par la suite les forces antagoniques qui enserrent Bacurau. La rivière qui approvisionnait le village en eau a été bloquée pour des raisons mystérieuses, quoique l’on finisse par comprendre plus tard que Tony Junior, maire corrompu et persiflé de la région, y serait pour quelque chose. À cette tension locale plutôt normale se superpose une force externe assez insolite : une escouade de terroristes étrangers, dirigée d’une main de fer par Udo Kier, débarque et entend néantiser la localité et ses habitants. Le groupe de commandos barbares conçoit sa mission de mise à mort comme une chasse ludique au cours de laquelle chaque meurtre perpétré serait susceptible de rapporter des points. Ce basculement étonnant formalise ce que l’on pressentait depuis le début : le film convoque et agence admirablement plusieurs genres. Sur un fond de drame satirique, tournant au ridicule la milice étrangère, se greffe un suspense inhérent au thriller qui laisse ensuite place à une confrontation finale entre western et film d’action. Loin de souffrir d’une accumulation de choses disparates, Bacurau parvient à construire son propre ton qui, bien qu’inusité, demeure franchement maîtrisé, et ce grâce à un scénario sans failles.

Les raisons qui suscitent une telle violence inopinée envers la calme collectivité de Bacurau reste en suspens, ce qui contribue à une force d’évocation surprenante. Une chose est sûre : il n’y a aucune valeur accordée au village. On peut en disposer, l’effacer à jamais du monde, et ce en toute impunité. Est-ce pour y exploiter des ressources naturelles ? Sans doute, parce que de toute évidence il y a un enjeu financier important qui sous-tend cette histoire tragique. À chacun d’y associer un représentant du capitalisme barbare. Évidemment, si on pense au Brésil contemporain, la condition des peuples autochtones en Amazonie vient immédiatement en tête, mais ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres. La grande force du film repose justement sur cette capacité à construire un récit suffisamment ouvert pour qu’il parvienne non pas à dénoncer une situation bien précise, mais plutôt à mettre à nu un type de dynamique inhumaine suffisamment généralisé pour que chacun y reconnaisse des cas spécifiques propres à son milieu de vie.


1 mai 2020