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Critiques

Bad Luck Banging or Loony Porn

Radu Jude

par Monica Haim

Parmi les cinéastes de la nouvelle vague du cinéma roumain, Radu Jude constitue une exception à plusieurs égards : il est le plus jeune, le plus prolifique et le seul à ne pas avoir fréquenté une école de cinéma. Il est aussi le seul à alterner courts et longs métrages et à les investir d’une valeur égale, le seul à explorer différents langages cinématographiques allant du réalisme au montage et de la fiction au documentaire. Plus significativement encore, au lieu de s’en prendre comme ses confrères aux horreurs du communisme, il est le seul à s’intéresser aux crimes commis par le régime fasciste (1940-1944) qui a précédé le régime communiste et notamment à prendre à bras le corps le plus haineux de ses crimes : l’antisémitisme.

Bad Luck Banging or Loony Porn est un film dialectique, un film de montage, un film divertissant, populaire dans sa visée didactique d’interroger, de tendre un miroir, de montrer aux Roumains leurs tares et, si possible, de leur faire entendre raison.

Un jeune couple vivant à l’étroit avec parents vieillissants et enfant dans un HLM bucarestois s’adonne, dans l’intimité de sa chambre à coucher, au fantasme d’être les protagonistes d’un film porno. Ils se filment à faire tout ce qui est de mise dans une telle production.

Bucarest, été 2020, c’est la pandémie : les gens portent des masques. Dans la halle du grand marché, filmé sans fard aucun, entre Emi, une jeune femme d’allure austère. On entend en hors champ raconter une blague. Elle achète des fleurs. La séquence s’achève sur les fleuristes : un beau couple Rom.

D’un pas ferme, Emi – en qui on a du mal à reconnaître l’actrice du porno amateur (… se méfier de l’eau qui dort) – marche d’un pas ferme à travers Bucarest et nous la suivons. La ville est délabrée, pauvre, couverte de publicités, inondée de voitures et laissée à l’abandon. Autrefois, lorsque le monde était divisé en trois, Bucarest était une ville du Second Monde, du monde socialiste. Aujourd’hui, elle ressemble à ce que l’on appelait alors le Tiers Monde, douloureux contraste pour qui se souvient du « petit Paris » de l’Est.

À destination, un immeuble d’habitation dilapidé – mais la caméra fait une gracieuse pirouette pour plonger vers le sol et nous montrer une trouvaille : une petite pousse d’arbre aux jolies feuilles vertes entre deux morceaux de pavé cassé. Un autre appartement surpeuplé. Promiscuité, agitation, hystérie, toujours une crise quelque part.

Nous apprenons que les fleurs sont destinées à celle qu’on suppose être la dame du foyer (en Roumanie, il faut toujours apporter des fleurs, surtout si on est demandeur) et qui est la directrice de l’école où Emi enseigne l’histoire aux élèves de douze ans.

Il se révèle que le film porno amateur tourné à l’intention d’un site spécialisé destiné aux dix-huit ans et plus a filtré vers un site porno ouvert à tous, y compris aux élèves d’Emi, qui l’ont vu et en ont parlé à leurs parents, lesquels ont demandé une réunion pour discuter de l’avenir de cette enseignante dépravée.

Le périple à travers la ville continue. Elle nous guide vers de plus beaux quartiers. Lors de ce parcours, les comportements des citoyens, le climat social, sont mis en lumière. Agressivité gratuite, rage sous-jacente, manque de civisme, voitures garées sur le trottoir ou sur le passage piéton, langage ordurier, mesquinerie, méchanceté, mais aussi humour : brutalisation des rapports humains, mais toujours un brin d’esprit. Cette première partie qui s’achève sur les sculptures d’acrotère d’un vieux cinéma en ruines, agit comme le relevé physique d’un lieu donné : le paysage de Bucarest.

Suit le relevé du paysage culturel et mental du pays. Difficile à représenter. La solution brillante se trouve dans un jeu d’associations où des substantifs déclinés en ordre alphabétique sont associés chacun à une image. Ces associations proposent une gamme allant du subtil à l’hermétique. Pour peu que l’on connaisse la Roumanie, force est de reconnaitre la justesse des observations qui jaillit de la rencontre des mots et des images.

La misère de l’espace collectif, la misère publique et la misère morale et culturelle, la misère privée, se joignent dans la troisième partie où Emi est accusée, avec une hargne féroce, de corruption morale, d’indécence, d’atteinte à la pudeur des enfants et à leur bien-être psychoaffectif futur. Mais cela n’est rien comparé à la faute bien pire d’avoir parlé aux enfants de l’Holocauste et rempli leurs cauchemars de cadavres de Youpins[i] et de tziganes. Le discours antisémite qui surgit ici est glaçant. Mais Emi se vengera de l’abjecte hypocrisie du conservatisme roumain de manière dévastatrice et très drôle.

[i] Désignation dépréciative, antisémite, des Juifs.

 

[i] Désignation dépréciative, antisémite, des Juifs.


26 novembre 2021