Bande à part
Jean-Luc Godard
par Bruno Dequen
Profitant d’une magnifique restauration effectuée en 2010, Criterion sort, quelques mois à peine après Weekend, l’un des films les plus universellement appréciés du jeune Godard. Sorti à peine un an après Les Carabiniers et Le Mépris, Bande à part fut perçu à l’époque comme une pause ludique pour le jeune cinéaste hyperactif. Une sorte d’À bout de souffle 2, une comédie douce-amère sur fond de polar série B (le film est très librement adapté d’un roman noir de Dolores Hitchens). Il est certain que les nombreuses scènes mythiques du film, telles la danse du Madison dans le café, la visite accélérée du Louvre ou le cours d’anglais désopilant, ont joué un rôle majeur dans la réception du film. Godard lui-même, dans une entrevue d’époque incluse dans le livret de l’édition, affirme qu’il a voulu faire un film beaucoup plus « compréhensible » que ses deux films précédents. Un film qui n’effraie pas les producteurs, selon lui. Mission réussie, pourrait-on dire, puisque le film demeure à ce jour l’une des œuvres des années 1960 les plus citées et appréciées aux États-Unis, poussant même Tarantino à emprunter son fameux titre pour nommer sa propre maison de production.
Paradoxalement, derrière les quelques clins d’œil à la culture populaire anglophone (Billy the Kid, Shakespeare), Bande à part est probablement l’un des films les plus profondément français de Godard. Il comporte un nombre incroyable de citations et d’allusions qui font référence au contexte de l’époque (blagues inspirées de publicités, de boutiques), mais qui sont surtout inspirées de la poésie. Rimbaud, Queneau et Aragon sont les véritables pères spirituels d’un film qui réussit finalement à opérer ce grand écart si godardien entre le pur jeu antiréaliste et le constat infiniment triste d’une culture qui disparaît.
Tout est dans le titre, pourrait-on dire. Les trois personnages du film forment en effet un drôle de groupe sur le bord d’imploser à tout moment. L’intrigue est, comme toujours, plus que sommaire. Deux jeunes hommes séduisent une femme pour obtenir son aide lors d’un cambriolage. En attendant le jour J, ils passent leur temps à jouer au triangle amoureux. Dix minutes après le début du film, le narrateur, interprété par Godard lui-même, commente même ironiquement cette intrigue en la résumant en quelques mots pour les spectateurs retardataires. Finalement, le seul point commun entre les personnages demeure une énergie désabusée face à une société à laquelle ils n’appartiennent pas. Le centre-ville parisien américanisé et sa banlieue bourgeoise industrialisée ne sont pour eux que des lieux de passage, où il s’agit de tuer le temps en courant (ou conduisant) le plus vite possible. Il s’agit véritablement de gens « à part », même au sein de leur propre petit groupe. La scène du Madison en est exemplaire. L’amateurisme évident des deux acteurs masculins, leur désintérêt progressif pour la petite chorégraphie de groupe après quelques minutes de plaisir, est à l’image de leur amitié fragile.
Derrière leur posture ludique, nos trois personnages ressentent un manque profond, qui ne peut s’exprimer qu’à travers de fulgurantes citations de Godard. En tant que narrateur, il utilise son ton si volontairement monotone pour ponctuer ses plans de descriptions crépusculaires inspirées de Rimbaud. Mais le moment le plus frappant demeure peut-être une courte scène dans le métro. Après avoir brièvement discuté de son avenir avec Arthur (Claude Brasseur), Odile (Anna Karina), troublée par la tristesse des passagers autour d’eux, se tourne soudainement vers la caméra et commence à chanter timidement Les Poètes d’Aragon (mise en musique par Jean Ferrat). Et Godard décide de couper vers des plans documentaires de Parisiens dans la rue et sans abri. Outre le fait que cette percée soudaine du réel dans un film jusqu’alors totalement artificiel fonctionne comme une sorte de réveil brutal, c’est avant tout l’interprétation de Karina qui hante la scène toute entière. On ne dira jamais à quel point Godard peut être un immense directeur d’acteur. Personne n’a à ce point jonglé avec un type de jeu volontairement amateur, qui cherche à brouiller les cartes entre interprète et personnage. Rien dans le personnage d’Odile ne peut justifier une telle performance soudaine. Derrière le jeu, on a l’impression que c’est Karina elle-même qui décide de prendre à partie le spectateur, pour lui rappeler que, malgré les courses et les danses, c’est bien un monde qui meurt que nous sommes en train de regarder.
La scène du Madison de Bande à part
22 juin 2013