Barbara
Mathieu Amalric
par Jacques Kermabon
La Vie en rose (Olivier Dahan, 2007), Gainsbourg vie héroïque (Joann Sfar, 2010), Cloclo (Florent Emilio-Siri, 2012), Dalida (Lisa Azuelos, 2017), avec des bonheurs variables, le cinéma français a pris goût aux biopics de variétés, un sous-genre aux difficultés particulières. Contrairement à toutes les figures historiques qui précèdent l’invention du cinéma, ces chanteurs, pour avoir été largement filmés, appartiennent pleinement à notre imaginaire visuel et sonore. L’enjeu de la prestation des comédiens qui les incarnent y prend une tournure particulière, entre risque du ridicule et capacité à susciter l’admiration en forçant sur le mimétisme. Amalric a emprunté une autre voie.
À l’origine du film, il y a le projet de Pierre Léon de voir Jeanne Balibar interpréter Barbara à l’écran, une idée qui prend force d’évidence dès lors qu’elle est énoncée, tant il semble que d’une longue dame brune à l’autre il n’y a qu’un pas. Pierre Léon, n’ayant pas réussi à monter cette production, a suggéré à Amalric de s’en emparer. La force de ce dernier est que, contrairement à Pierre Léon, il n’était pas un grand connaisseur de la chanteuse ni donc un de ses nombreux admirateurs. Ceux qui ont vu Barbara sur scène gardent le souvenir indélébile d’une intense communion avec la salle et de concerts ponctués de très longs rappels qui ne voulaient pas finir. Il en est même qui se sont refusés à aller voir le film d’Amalric pour s’épargner une déception à leurs yeux inévitable.
On le sait, Amalric connaît mieux Jeanne Balibar ; ils ont eu deux enfants ensemble avant de se séparer au début des années 2000. La fluidité et le charme du film tiennent beaucoup à leur complicité et à la façon dont Amalric a détourné le biopic initialement envisagé. Balibar y joue une certaine Brigitte, vedette un rien capricieuse, choisie pour interpréter Barbara dans un film tourné par un réalisateur, impressionné par sa comédienne et pétri d’admiration pour la chanteuse, et dont on comprendra qu’il l’a un jour croisée, jeune inconnu parmi tant d’autres, après un de ses concerts. Amalric incarne ce réalisateur avec une maladresse dont on ne sait pas si on doit l’imputer à l’acteur ou au personnage. D’autant que tout le film repose sur ce principe d’incertitude. Évocation du destin de la chanteuse, Barbara porte un regard sur une comédienne qui tente de l’incarner, laquelle est à la fois Jeanne Balibar et l’actrice qu’elle interprète. Si la description de ce biopic au conditionnel peut apparaître laborieuse, elle ne reflète en rien les glissements, les miroitements incessants que la mise en scène opère sans aucun systématisme ni volonté démonstrative.
Le principe du film dans le film est assez convenu pour ne plus avoir à s’affirmer comme le centre du projet. L’enjeu y est ainsi moins d’exhiber les rouages de la création ou de porter dessus un quelconque regard distancié que de jouer avec l’impossibilité de raconter une insaisissable Barbara, tout en en ravivant, par bribes, les souvenirs. Certes, on ne saurait négliger le particulier plaisir de s’immerger dans les coulisses d’un spectacle, déjà à l’œuvre dans Tournée. Ce sont les changements à vue du décor, les moments de passages – bien évidemment feints – entre réalité et fiction, les pauses entre les prises où une certaine solitude s’immisce à moins qu’elles ne permettent des rencontres inattendues voire sentimentales, les doutes qui s’affirment, les tensions qui se créent, les bonheurs aussi quand le sentiment d’atteindre une certaine vérité y devient palpable.
Barbara apparaît ainsi tout autant comme un film qui regarde Jeanne Balibar jouer Barbara, avec un sens de l’impromptu, tantôt drôle ou fantasque, exigeante ou de mauvaise foi, allant même jusqu’à interpréter elle-même certaines chansons avec un mélange de fermeté et de fragilité qui n’est pas sans rappeler l’effet que pouvait provoquer la chanteuse. Dans ces jeux de reflets entre réalité et fiction, Amalric ajoute une dimension supplémentaire en injectant des extraits de documentaires, des archives, avec la vraie Barbara. Le trouble perceptif que ces plans créent est d’autant plus fort qu’ils s’immiscent au cœur même d’une séquence, raccordant, dans le mouvement, avec une Balibar, jouant son rôle dans un espace fictif identique à l’original. Le procédé est tel que, la première fois, on doute un instant de ce qu’on a cru voir – Barbara, Brigitte ou Balibar ? – illustration en acte, dans ces effets de miroitements entre ces figures féminines, à la fois d’une troublante proximité et d’une irrémédiable différence.
29 novembre 2017