BARDO, FAUSSE CHRONIQUE DE QUELQUES VÉRITÉS
Alejandro González Iñárritu
par Rachel Lamoureux
On connait Alejandro González Iñárritu, du moins à Hollywood, en tant que réalisateur mexicain naturalisé américain, résidant depuis une trentaine d’années à Los Angeles auprès de sa femme et de ses deux enfants, et auteur de films oscarisés comme Birdman (2014) et The Revenant (2015). N’ayant réalisé que six films au fil de sa carrière, Iñárritu ne récolte pourtant pas moins de 32 nominations aux Oscars. J’ébauche les grandes lignes d’une notice biographique, car ces données factuelles s’offrent comme de précieuses clés de lecture du tout dernier film de Iñárritu, Bardo, fausse chronique de quelques vérités, produit par Netflix.
Le geste critique machinal (un peu factice) serait celui de parler d’un long métrage poétique, profond et spirituel, titrant le papier dans un élan inspiré d’une formule intemporelle (usée) « Entre rêve et réalité »… Analysant la racine étymologique du mot « bardo », on pourrait mobiliser l’héritage bouddhiste, terme tibétain signifiant en sanskritrenaissance, intervalle, état intermédiaire de conscience, renvoyant aux six temps de la vie (ou périodes existentielles), entre le présent, le rêve, la méditation, la mort, la décomposition du corps et le devenir post mortem. Bardo : un film sur les formes de la conscience. Ce ne serait pas faux, mais un peu simple, et si l’on veut vraiment se pencher sur le titre, on préférera porter attention au sous-titre, à la question de la fiction (fausse chronique) documentaire (de quelques vérités). En cela, on dira de ce long métrage qu’il s’agit d’une comédie dramatique, et si l’on ose pousser la logique du renversement très iñárritutienne, on parlera d’un nouveau genre cinématographique : le drame comédique.
Bardo est un film à revoir, plutôt qu’à voir. Et de fait, il aura été à l’affiche très peu longtemps, comme pressé d’apparaître sur une plateforme qui permet le temps d’arrêt, le retour, la répétition. Récit autofictionnel, fracturé, peut-être même fractal, intime, autocritique, joueur et caustique, il est préférable de le visionner en ayant fouillé au préalable dans les méandres des interwebs. On gagne à le voir de la fin au début, car il est de ces créations qui s’étoffent en constellation, à coups de clins d’œil lancés aux regards attentifs, de secrets parsemés ici et là, à la fois tapis et ostentatoires, à amasser comme les perles d’un collier vieillot, bourgeois, hautement critiquable, qu’il faudra manipuler autant avec soin qu’avec dédain.
Sylverio Gama (Daniel Giménez Cacho), éminent journaliste et documentariste mexicain naturalisé américain, vivant à Los Angeles avec sa femme et ses deux enfants depuis une trentaine d’années, traverse une crise existentielle. Quinquagénaire, au sommet de sa carrière, acclamé de toutes parts, Sylverio s’égare en lui-même, car se joue derrière ses paupières closes le carrousel d’images hétéroclites, de fantasmes fantoches, de regrets amers et de constats cruels qui survient, dit-on, au soir de la vie. Bardo est le récit d’une conscience qui vogue dans les brumes d’un coma suivant un infarctus du myocarde, d’où le nom de famille « Gama », qui renvoie à l’enzyme proliférant dans le sang lors d’une attaque cardiaque. Une fois cela dit, le filon narratif, loin d’être épuisé, gagne en puissance. Dans une esthétique de l’absurde frôlant par moments le fantastique (scènes les plus faibles parce que souvent caricaturales), nous sommes plongé·e·s dans l’inconscient d’un personnage qui cherche moins à retracer le fil de sa vie, moins à dialoguer avec ses proches qu’à s’expliquer à lui-même, en s’adressant à la part consciente qui délire et s’étiole dans la maladie, les causes de son sentiment d’échec.
Incessamment, Sylverio est hanté par son fils mort-né, Mateo, qui a décidé à sa naissance de troquer ce terme pour celui de non-sens, exigeant de retourner dans les entrailles du ventre de sa mère. Dans une palette de clair-obscur, on aperçoit le père qui dort dans le couloir sombre baigné de lumière. Il attend l’arrivée d’un fils qui se dé-mettra au monde, refusant de naître à ce monde détraqué, « this fucked up world ». Sur une bande-son rappelant les fanfares, le cirque, les cortèges militaire ou funéraire, Sylverio raccompagne sa femme, Lucia (Griselda Siciliani), tout juste sortant de la salle d’accouchement, apathique et insouciante à l’égard de cette non-naissance, longeant le corridor immaculé en traînant entre ses jambes le cordon ombilical sanguinolent la rattachant à un bébé né pour dire non.
Si l’aspect onirique caractérise l’ambiance de Bardo, cela tient au montage d’agencements saugrenus, d’associations libres, qui n’est pas sans rappeler le mouvement surréaliste, dans ce travail sur-signifiant du sommeil, d’une écriture à l’œuvre depuis les tréfonds de la psyché. Cependant, une fois la dimension formelle nommée, il faudrait ne pas réduire le récit à sa manière, sa faconde : bien plus qu’un long métrage sur le rêve ou la mise en abyme, il s’agit d’une docufiction sur le Mexique dans sa relation de sujétion aux États-Unis.
Transcendant la dichotomie intime/public, Iñárritu met en scène l’alliage inextricable entre le milieu d’émergence, les conditions de possibilité d’un sujet et la pratique artistique dans ses thèmes, ses enjeux, ses aspirations. Bardo, c’est l’œuvre d’un cinéaste qui, posant un regard rétrospectif sur sa vie, se demande si son cinéma a su contribuer politiquement à quoi que ce soit. Nommant l’impasse d’un immigré mexicain s’intégrant socio-économiquement à un pays colonial, suprémaciste, aux velléités impériales, Sylverio (et par le fait même Iñárritu) se demande que peut le cinéma à l’ère du capitalisme sauvage. Ne cessent de faire retour les enjeux du nationalisme, où Sylverio cherche à raconter comment les Mexicain·e·s ont su transformer dans leurs récits fondateurs la boucherie de la colonisation américaine en une mythologie triomphante, empreinte autant de foi que de désespoir.
Sylverio, ce « plus indigène que blanc », se fera interpeller par un douanier réfractaire et raciste, celui-ci lui lançant froidement que les États-Unis ne sont pas son pays, sa maison, mais une terre d’accueil, quand bien même il y réside depuis des années, quand bien même il est cet immigrant de première classe, qui aura quitté le Mexique pour fuir la censure, contrairement aux foules cherchant à traverser à pied le désert les menant aux frontières d’une terre d’accueil qui ne les accueillera pas; nombreux·ses sont celles et ceux qui n’y parviendront pas vivant·e·s, mais cette mort était préférable à celle que leur réserve leur terre natale, entre famine, chômage et violence. Bardo tient à la question naïve pourtant criante de vérité posée par le fils de Sylverio : y a-t-il des anges à Los Angeles ?
19 janvier 2023