Barney’s Version
Richard J. Lewis
par Eric Fourlanty
Il y a des films qui, pour des raisons obscures, ne rencontrent pas leur public en salles. Adapté du livre de Mordecai Richler, Barney’s Version (Le monde de Barney) est de ceux-là. À l’image de son protagoniste, fascinant, mais peu aimable, ce film brouillon et ambitieux a les qualités de ses défauts. Il évoque comme aucun autre l’univers de Leonard Cohen (dont on entend trois chansons dans le film) et la tristesse réconfortante dont celui-ci est empreint. Autant de raisons pour (re)voir cette « version de Barney » en DVD, support avec lequel, à l’instar du livre, le spectateur entretient une relation plus intime et qui s’inscrit dans la durée.
Mordecai Richler est l’un des plus célèbres écrivains québécois, encensé par les uns pour son oeuvre ancrée dans le Montréal des 50 dernières années, et conspué par d’autres pour ses prises de positions radicales. Si, sur la place publique, il « bouffait du Canadien-Français » dès qu’il en avait l’occasion, dans ses livres, c’est le genre humain au grand complet qui passe à la moulinette de son humanisme désenchanté. Hommes ou femmes, juifs ou catholiques, pea soup ou Canadians y sont dépeints avec un humour mordant qui voile à peine la tendresse désabusée de son auteur pour ses semblables. Le monde de Barney n’y échappe pas, y compris Barney, alter ego de celui qui se définissait avant tout comme un «romancier satirique ».
Écrivain reconnu à travers le monde, Richler fut aussi scénariste à ses heures, principalement pour Ted Kotcheff (Fun With Dick and Jane, Joshua Then and Now et Tiara Tahiti!), mais aussi dialoguiste pour Room at the Top, le film qui valut à Simone Signoret son oscar en 1959. C’est dire que le monsieur connaissait deux ou trois choses sur le merveilleux monde du cinéma. Bien que Barney Panofsky (Paul Giamatti) soit d’abord un écrivain en herbe qui n’a pas le talent de ses ambitions, et qu’il devienne producteur de soap operas, il aurait pu tout aussi bien évoluer dans ce milieu du 7e art où l’on fait commerce du rêve.
Naviguant entre les époques, Barney’s Version retrace 40 ans de la vie d’un Juif montréalais qui, alors que celle-ci s’achève, ne sait pas très bien et nous non plus s’il l’a réussie ou non. Dans la vingtaine, il se marie à Rome avec Clara (Rachelle Lefevre), une gitane incandescente, puis il convole en justes noces avec une fille de bonne famille juive (Minnie Driver), mais, le jour de son mariage, il rencontre Miriam, la femme de sa vie (Rosamund Pike), qu’il épousera et avec qui il aura deux enfants. Une vie pas plus extraordinaire qu’une autre, sinon cette épée de Damoclès qui pend au-dessus de la tête de ce bon vivant angoissé (lire « qui aime un peu trop le scotch et les cigares qui lui font oublier ses propres limites ») : a-t-il, oui ou non, tué son meilleur ami, surnommé Boogie (Scott Speedman), écrivain aussi talentueux que torturé?
Au-delà des tribulations de son anti-héros, Barney’s Version, c’est d’abord l’histoire d’un homme qui a vécu deux grandes histoires d’amour : celle avec sa femme, idéalisée, belle sans qu’elle en joue, présente sans être étouffante, compréhensive sans être aveugle, et celle avec son père (Dustin Hoffman), flic à la retraite, noceur invétéré, truculent et lucide. Le film s’ancre dans ces deux relations, fondamentales, inébranlables au-delà des errements d’un fils, d’un mari qui, parfois, se cherche là où il n’est pas. Tout le reste ex-femmes, amis, collègues et même enfants n’est que bruit ambiant. Si, dans le livre, ce « bruit » prend chair et nourrit le cur du récit, dans le film, il peine à s’incarner. Bien que Richard J. Lewis, le réalisateur, multiplie les ellipses pour arriver à un film de 134 minutes, le cinéma ne peut rivaliser avec le pouvoir d’évocation de la littérature et, hormis, Miriam et le père de Barney, les autres personnages, pourtant essentiels au récit, restent à l’état d’ébauche. Une fois n’est pas coutume, on regretterait presque la courageuse décision du cinéaste de ne pas utiliser la sempiternelle narration en voix-off qui, ici, aurait lié tous les éléments du film bien mieux qu’une mise en scène un peu plate.
Malgré ce manque de mordant et de point de vue, Barney’s Version vaut le détour pour plusieurs raisons. D’abord pour la peinture d’un Montréal juif anglophone qu’on voit peu sur nos écrans, puis pour les caméos de cinéastes (Egoyan, Cronenberg, Kotcheff et même Arcand, dans le rôle d’un serveur du Ritz!) et, surtout, pour Paul Giamatti. C’est peu de dire que le film repose entièrement sur ses épaules. Présent dans chaque plan, aussi crédible à 65 ans qu’à 25, il « est » Barney plus qu’il ne l’incarne, sans jamais forcer la note ni chercher à le rendre sympathique.
Du côté des bonus, les scènes coupées n’apportent pas grand-chose à la lecture du film, sinon de constater que le personnage de Clara a bel et bien été sacrifié. L’entrevue avec Mordecai Richler, jouant au billard et lisant des extraits du livre, est très courte, mais l’entretien de plus d’une heure entre Paul Giamatti et Annette Insdorf montre bien l’intelligence et l’esprit de cet acteur d’exception.
La bande-annonce de Barney’s Version
15 septembre 2011