Batang West Side
Lav Diaz
par Carlos Solano
Il existe dans Batang West Side un plan qui dure le temps d’un éclat. On y devine, presque sous forme d’hallucination, le cadavre d’une jeune femme brutalement violée, le corps recouvert de sang. À peine perceptible, son jaillissement au cœur d’une économie filmique basée sur la dilatation temporelle des plans, invite spontanément à le raisonner en termes de radicalité. S’il fait exception, aussi bien au regard du film qu’à la lumière de l’œuvre entière de Lav Diaz, c’est parce qu’il permet d’éclairer tous les autres : il résume à lui seul les motivations artistiques et politiques d’un cinéaste qui sait parfaitement tracer les limites là où la cinéphilie lui reconnaît un goût pour l’illimité. Limites éthiques, bien sûr, mais pas seulement : limites formelles, aussi, celles qui permettent de rendre un plan absolument saisissant, déchirant, cru comme une tache d’encre noire versée sur du papier blanc.
En hors-champ, le corps d’un jeune Philippin, Hanzel Harana, est abattu dans une rue du New Jersey : la prémisse scénaristique sert ici à activer une enquête policière qui s’avère, au fond, historique et sociale. Engagée sans trêve sur plusieurs fronts, l’œuvre de Lav Diaz inclut ici une nouvelle menace idéologique, celle de la violence exercée par le capitalisme sur la diaspora philippine. Elle s’ajoute à celle des ravages provoqués par l’invasion espagnole ou à celles des dictatures qui s’enchainent depuis cinq décennies aux Philippines. Si Batang West Side possède une place éclairante dans l’œuvre de Lav Diaz, en plus d’être son seul film tourné aux Etats-Unis, c’est parce qu’il relève, avec toute la finesse analytique requise, l’importance de raisonner la réalité historique et politique d’un pays à partir des codes ordinaires du film noir.
Dans la tradition qui connecte The Big Sleep (Howard Hawks, 1946) à The Killing of a Chinese Book (John Cassavetes, 1976), Lav Diaz s’installe dans des ambiances nocturnes, là où les repères temporels se brouillent jusqu’à l’abstraction, là où la nuit engloutit et efface les gestes les plus insensés ; ce n’est plus la « femme fatale » qui mène l’homme vers la catastrophe mais la logique démente d’un système économique. Le coupable du crime de Hanzel importe finalement assez peu puisqu’il n’est pas réellement personnifiable mais profondément systémique. Ici, il n’y a d’autre violence que celle provoquée par l’argent : elle vide le corps du moindre affect, déporte l’humain du côté de l’indifférence, engendre toutes les blessures possibles. En cela, Batang West Side s’avère être un film intiment en lien avec les leçons politiques du dernier Bresson, L’argent (1983), dont il n’a rien oublié de sa logique infernale : dans l’échelle sociale, en cascade, de plan en plan, les pauvres payent toujours pour les fautes morales des plus riches.
Fidèle aux grandes lignes qui structurent le film policier, l’enquête criminelle se métabolise presque d’emblée en enquête sur soi. Rythmé par des flash-backs où le policier Mijares, durant l’enquête, se souvient de sa mère dans le contexte de la dictature de Marcos, Batang West Side traite ainsi le « fait divers » en déclencheur de trauma historique et le crime privé renvoie aux angoisses collectives ; par la force du raccord, le film rapproche l’actualité de la communauté philippine aux États-Unis à celle d’un pays déchiré par un passé de répression militaire. Comme toujours chez Lav Diaz, si tout corps est radicalement politique c’est parce qu’il empile la souffrance de tous ceux qui l’ont précédé ; parce que son passé n’est en aucun cas libre d’une Histoire collective ; parce qu’un corps, pour le cinéaste, ne s’arrête jamais aux limites de la peau mais se déploie pleinement dans un décor, dans une réalité sociale, évolue à l’intérieur d’un plan.
D’une durée moins radicale et titanesque que celle de ses chefs d’œuvre les plus récents, les plans de Batang West Side semblent davantage travaillés par la volonté d’atomiser le réel, ouvertement traité en vertige insondable. On a rarement vu un film de Diaz aussi découpé et tranché, énigmatique et confus. En lieu et place des longs plans séquences qui caractérisent son style, Batang West Side privilégie la multiplicité des prises de vue. La caméra scrute le réel, à la recherche du moindre indice, allant même jusqu’à contredire la parole d’un témoignage. La succession d’interrogatoires laisse entrevoir un monde où il devient impossible de distinguer le vrai du faux, où le rapport au réel s’avère impartageable et où, image par image, le portrait d’une communauté se défait progressivement, de manière définitive.
Philippine, États-Unis / 2001 / Ré. et scé. Lav Diaz / Ph. Miguel V. Fabie III / Mont. Ronald Allan Dale / Son Rudy Gonzales, Alex Tomboc / Mus. Joey Ayala / Int. Yul Servo, Joel Torre, Gloria Diaz, Angel Aquino, Priscilla Almeda, Raul Arellano, Arthur Acuna /302 minutes.
10 juin 2019