Batman v Superman : Dawn of Justice
Zach Snyder
par Alexandre Fontaine Rousseau
La critique se plaît à dépeindre le film de superhéros comme étant une mode, passagère mais interminable, plutôt qu’un genre à part entière. Elle en évoque l’épuisement, mais refuse de voir dans cette espèce d’autodestruction l’évolution naturelle d’un genre cultivant la démesure à une échelle inédite dans l’histoire du septième art. Or, il faut se rendre à l’évidence que ce cinéma de l’entropie, empruntant à tous les autres genres leurs ficelles narratives et au film catastrophe sa portée apocalyptique, dégénère de manière organique et cohérente ; et le plus récent film de Zach Snyder est en quelque sorte l’apothéose monstrueuse de ce processus inévitable,son éparpillement chaotique le situant aux antipodes de ces divertissements réglés au quart de tour que propose Marvel.
Batman v Superman : Dawn of Justice se veut à la fois une suite à Man of Steel (2013), un prélude au Justice League : Part One à venir en 2017 ainsi qu’une énième remise à zéro du personnage de Batman, s’éparpillant dans toutes ces directions à la fois sans jamais réussir à faire converger celles-ci assez longtemps pour créer ne serait-ce que l’illusion d’un scénario véritablement conséquent. Zach Snyder, de toute évidence, n’aspire pas tant à raconter une histoire fonctionnelle qu’à accumuler les gros plans et les ralentis outranciers, servant à mettre en évidence son obsession des textures et sa fascination adolescente pour une iconographie dont il revisite les lieux communs avec l’enthousiasme irrépressible d’un fan boy fini à qui l’on a confié le soin de rénover le panthéon DC.
Fidèle à son habitude, Snyder prend la tâche très au sérieux, pour ne pas dire trop au sérieux. Alors que des productions récentes telles que Guardians of the Galaxy (2014) de James Gunn, Ant-Man (2015) de Peyton Reed ou encore Deadpool (2016) de Tim Miller affichaient un second degré assumé, reprenant sur le mode comique les conventions du genre, Batman v Superman les applique à la lettre en insistant lourdement sur la gravité de chaque scène, toujours plus dramatique que la précédente, mais jamais autant que la suivante. Sur le plan visuel, Snyder traite chaque plan comme autant de tableaux baroques formant une fresque épique, surchargeant chaque image d’un symbolisme appuyé. Le cinéaste magnifie les exploits titanesques de ses superhéros en employant toutes les boursoufflures formelles que met à sa disposition la quincaillerie numérique contemporaine. Une tactique qui, à défaut d’être de tout repos, a le mérite de n’être jamais ennuyante.
Force est d’admettre que ce consensus critique quasi universel selon lequel Batman v Superman est un film décousu, vulgaire et tapageur s’avère tout à fait justifié. Dawn of Justice est objectivement absurde. Mais la fascination qu’il exerce sur notre regard repose justement sur cette dynamique dissonante, propre aux films s’effondrant sous le poids de leur seule démesure pour ensuite se relever, avant de s’écraser de nouveau. Ambitieux au point de frôler la mégalomanie, fétichiste au point d’en être pervers, ce blockbuster malade semble incarner, par-delà la limite permise, les travers de son époque et les défauts de son genre. Son mauvais goût carabiné s’avère en ce sens sa plus belle qualité, comme si Snyder en voulant repousser une fois de plus les limites de la surenchère avait accouché d’une créature difforme mais formidable, à l’image de ce Doomsday qui terrasse finalement Superman.
Batman v Superman, en effet, ne triomphe jamais sur ce désespoir qu’il cultive de manière quasi morbide. Sa grandiloquence et ses quelques morceaux de bravoure ne viennent jamais à bout de ce défaitisme cynique qui le traverse. Superman (Henry Cavill), symbole suprême d’un certain idéalisme à l’ancienne, n’est plus qu’un danger potentiel qu’il s’agit de contrôler. Batman, plus que jamais, est une excroissance réactionnaire du capitalisme régnant. Le film dépeint Bruce Wayne (Ben Affleck) de manière férocement unidimensionnelle, s’inspirant des fantasmes fascistes déréglés de Frank Miller pour créer une figure de « justicier » obsédé et suicidaire. La mythologie épuisée qu’érige ce spectacle crépusculaire est à la limite du cauchemar : les héros n’y sont plus des héros, arrivant à peine à se distinguer des adversaires qu’ils combattent.
À la fois spectateur et metteur en scène, Lex Luthor (Jesse Eisenberg) est motivé par ce désir à la limite cinématographique d’orchestrer « le plus grand combat de gladiateurs de tous les temps » ; et le scénario se disloque glorieusement en cherchant à clarifier les rouages de cette machination machiavélique qui correspond, essentiellement à la volonté du public de même qu’à l’intention des producteurs. Le personnage d’Eisenberg semble à la limite exister à l’écart du film, constamment renvoyé aux marges d’une intrigue dont il tire les ficelles mais à laquelle il ne semble jamais vraiment participer activement. Structuré à la manière d’une vaste collision,Batman v Superman n’arrive jamais à créer une réelle impression de cohésion : les fragments s’y percutent violemment avant d’être projetés dans des directions opposées.
Cette esthétique de la destruction qui gangrène la narration est assumée d’entrée de jeu, dès ce prologue infernal qui répète l’explosive conclusion de Man of Steel, au cours de laquelle la ville de Metropolis était réduite en cendres de manière presque symphonique, dans le sillage du combat entre Zod (Michael Shannon) et Superman. L’espèce de frénésie exaltée avec laquelle Snyder y accumulait les images d’édifices s’effondrant demeure inégalée, même dans l’oeuvre pourtant forcenée d’un Michael Bay ; et si le film de superhéros s’est imposé comme étant le genre dominant de l’imaginaire cinématographique américain de l’après-11 septembre, aucune autre scène des quinze dernières années n’a osé confronter ce traumatisme de front avec une telle conviction.
La reprise qu’en propose Batman v Superman déplace la caméra au sol, à une échelle « humaine » qui souligne la portée catastrophique de ce terrible spectacle que Snyder prend un malin plaisir à nous faire revivre. Tandis que les demi-dieux Zod et Superman se battent dans le ciel, Bruce Wayne assiste impuissant aux conséquences terrestres de leur affrontement. Son alter ego ne sera plus, dès lors, que l’agent d’une vendetta personnelle déguisée en lutte idéologique contre le pouvoir soi-disant tyrannique que représente Superman. Mais son propre mépris de la loi et de l’ordre place ce Batman dans une position particulièrement précaire pour faire la morale ou la distinction entre le bien et le mal. «We’re just criminals», admet-il finalement à son fidèle valet Alfred (Jeremy Irons), «that’s all we ever were.»
Le chevalier sombre régresse, devenant au fur et à mesure que progresse le film une créature de plus en plus primitive et vindicative – jusqu’à ce que, vêtu d’une armure d’apparence vaguement médiévale, il ne soit plus qu’un colosse de fer cherchant à terrasser un homme d’acier. On pourrait croire que Snyder aspire à détruire définitivement son genre de prédilection, tant le discours et l’imagerie de son film sombrent dans un nihilisme que la promesse tardive d’une union des superhéros n’arrive jamais à dissiper entièrement. L’apparition salutaire de Wonder Woman (Gal Gadot) ne fait au contraire qu’ajouter à la confusion ambiante, amplifiée par l’incessant déchaînement de violence qui sert de dernier acte à cette tonitruante tragédie.
Que sauvent les superhéros ? Mais, surtout, qui pourra les sauver d’eux-mêmes ? Voilà les questions qui nous viennent à l’esprit alors que la destruction se poursuit, s’étendant à l’ensemble de l’écran et aspirant vers l’œil de la tempête tout ce qui se trouve sur le chemin de ces surhommes déchaînant sans réserve leurs pouvoirs infinis. Dawn of Justice semble annoncer la fin des temps, bien plus que cette « aube de la justice » à laquelle fait référence son titre. Même les autres héros qu’introduit Snyder au détour d’une énième dérive narrative semblent surgir d’une suite de films d’horreur dont on entreverrait des extraits : la genèse de Cyborg (Ray Fisher) est une variation sur la naissance de la créature de Frankenstein, tandis qu’Aquaman (Jason Momoa) émerge des profondeurs tel un menaçant monstre marin…
Tout l’intérêt de Batman v Superman repose sur le fait que le film embrasse avec une ardeur peu commune ses propres contradictions, consciemment ou non. Le produit final expose ses paradoxes et ceux de l’idéologie qui le sous-tend, procédant en quelque sorte à sa propre subversion à force de débordements et de circonvolutions. Divertissement démentiel et désordonné, dont la mise en scène elle-même sombre dans une sorte d’incohérence effrénée qui flirte avec le sublime presque aussi souvent qu’avec le ridicule, ce mastodonte bête et puéril aspirant à l’immensité n’a certainement pas les moyens de ses ambitions. Mais il incarne, pour le meilleur comme pour le pire, la quintessence d’un genre qui est loin d’avoir dit son dernier mot.
La bande annonce de Batman v Superman
12 mai 2016