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Critiques

Beasts of the Southern Wild

Benh Zeitlin

par Apolline Caron-Ottavi

Le long d’une cabane de bric et de broc dans le bayou, une fillette chancèle sur ses jambes. À ses oreilles, le cœur d’un oiseau palpite, les feuilles bruissent ; sous ses yeux, les insectes grouillent, l’eau du fleuve frémit. Les premiers moments de Beasts of the Southern Wild montrent le vivant dans sa plus grande simplicité, mais aussi dans sa dimension miraculeuse. Le monde entier semble s’animer, la caméra elle-même ne tient pas en place et adopte la démarche cahotante de l’enfant, suit sa course parmi les feux d’artifices d’une fête de village, ne sait où donner du regard dans un monde trop grand et trop riche. Il y a là quelque chose qui rappelle Terrence Malick, et les enfants encore farouches et bruts de The Tree of Life, au milieu de la lumière, submergés par les sensations. Mais ici, on est en Louisiane, à l’état vraiment sauvage.

Hushpuppy vit avec son père dans une communauté retirée du monde, en pleine nature. Du haut de ses six ans, elle explore, survit, se démène comme un homme. Son père l’élève comme un guerrier, comme une bête parmi tant d’autres bêtes. Elle crie, court, montre ses muscles, grogne, elle se tient aux aguets, en permanence (incroyable Quvenzhané Wallis, présente presque à chaque plan, mélange parfait de force titanesque et de délicate fragilité). Pourtant, ce primitivisme n’est en rien une absence de civilisation : il est sous-tendu par la légende, le mythe, le savoir-faire, une infinie connaissance de son environnement, mais aussi l’entraide et l’amour, qui seuls permettent de survivre. Oui, il y a dans le regard de Benh Zeitlin sur ce petit monde qu’il crée un certain romantisme, mais rien de mielleux ou de naïf : juste de l’admiration, et un certain regret, celui que la plupart d’entre nous soyons devenus si étrangers à notre propre terre.

C’est ce que découvre Hushpuppy, au cours de son aventure initiatique : les hôpitaux blancs d’une Amérique démythifiée, un bordel triste qui demeure pourtant à ses yeux la terre promise (celle de la mère, une apparition iconique, le reflet inversé de celle de The Tree of Life). Il y a dans cette communauté marginale de Louisiane la fierté des peuples déplacés et méprisés par leurs congénères d’ailleurs, un peu partout autour du monde ; la fierté de ceux-là même qui bravent la revanche d’une nature malmenée par ceux qui ne savent plus y vivre. Benh Zeitin incarne cela dans une tempête gigantesque, jumelle de celle qui s’abat à la fin d’autres films américains contemporains, tels A Serious Man des Coen ou Take Shelter de Jeff Nichols : une grande catastrophe, de celles qu’invoquent les vieux sages des pays lointains, ou bien les paranoïaques – peut-être pas si fous – de chez nous. Dans Beasts of the Southern Wild, ce sont, pire que le cyclone « Katrina », la colère des éléments, l’effondrement de glaces ancestrales, des aurochs millénaires et intacts qui se réveillent pour charger sur le monde.

La puissance de Beasts of the Southern Wild réside dans les rapports de force, au sein chaque image : le miniature et l’infiniment grand, le sordide et le sublime, la violence et la douceur, le prosaïque et la légende. C’est un film d’aventures et un conte comme on n’en a pas vu depuis longtemps : la traversée d’un champ devient une épopée, une vieille voiture le plus beau des bateaux. Cela grâce aux images inoubliables de Benh Zeitlin, au rythme vital de son montage, à sa capacité non seulement à diriger une enfant, mais à filmer à travers ses yeux, et à faire passer la dimension initiatique de l’enfance dans les images. L’inconnu de la mort, le tremblement d’une maison sous l’orage, l’étrangeté d’une cuisse de femme dévoilée et d’un visage édenté, ou la possibilité de faire disparaître le monde en s’enfermant dans une boîte en carton : autant d’expériences profondément cinématographiques, qui témoignent ici d’une maîtrise et d’un talent étonnants pour un premier film – la caméra d’or à Cannes est méritée, inutile de le dire. On pourrait chipoter, et dire que tout cela aurait été encore plus superbe si la narration de la fillette explicitait moins son expérience du monde, ou si certaines séquences s’arrêtaient à temps (les aurochs n’ont pas besoin de s’agenouiller, l’enfant n’a pas besoin de leur parler, la confrontation de leurs regards est déjà toute puissante). Mais pourquoi reprocher à un film aussi brillamment ambitieux et passionné de l’être trop, et d’oser se risquer au grandiose tout en étant profondément généreux ?

La bande-annonce de Beasts of the Southern Wild


12 juillet 2012