BEAU IS AFRAID
Ari Aster
par Elijah Baron
Seulement un mois après avoir dominé la 95e cérémonie des Oscar, le studio indépendant A24 sort avec fanfares sa production la plus coûteuse à ce jour : le nouveau film d’Ari Aster (Hereditary, 2018 ; Midsommar, 2019), une œuvre qui pourrait presque être lue comme une sorte de double maléfique du tout aussi débordant, quoique peut-être trop sain et optimiste Everything Everywhere All at Once (Daniel Kwan et Daniel Scheinert, 2022). Si cette analogie est en grande partie accidentelle – Beau Is Afraid attendait d’être tourné depuis près d’une décennie –, il n’en est pas moins que Aster s’est démarqué dès ses premiers courts métrages par sa satire violente des formes « oscarisables » : envenimant d’un mal-être pervers tout ce qu’il touche, le cinéaste prend un plaisir évident à subvertir ces formats sympathiques (le projet de fin d’études, le montage émouvant façon Pixar, la comédie d’aventure grand public) qui tendent naturellement vers une bienveillance facile. Rien de moins vivant, pour lui qui continue de fixer la mort dans les yeux, que ce qui fait consensus, évite les tabous, ne suscite pas de débats.
Très délibérément conçu pour scinder le public, Beau Is Afraid n’offre pour échappatoire à son troublant protagoniste qu’un court interlude théâtral, mais aucune réalité parallèle qui tienne. On imagine même que la « vie non vécue » du paranoïaque Beau Wasserman (Joaquin Phoenix), présentée pendant trois heures comme une longue agonie s’étirant d’une scène de naissance angoissante à une mort fantasmée, pourrait se répéter à l’infini tel un cauchemar nietzschéen, son cours étant prédéterminé au point de permettre au principal intéressé d’observer à partir d’un moniteur les événements à venir. Dans sa globalité, l’existence de Beau, située « entre deux éternités d’obscurité », pour paraphraser Vladimir Nabokov, n’évoque pas tant « un bref éclair de lumière » qu’une roche retournée révélant une infestation d’insectes. C’est ainsi qu’apparaît l’humanité au sein d’un récit où tout va mal, partout et en même temps ; structuré comme une accumulation absurde de calamités empêchant le personnage principal de rendre visite à sa mère, le film nous emmène d’abord dans un enfer urbain digne d’une vision trumpienne du quartier Berri-UQAM – le tournage s’est fait en partie à Montréal –, puis vers une banlieue douteusement colorée et une forêt irréelle dans l’esprit de Michael Powell et Emeric Pressburger, avant d’aboutir dans une demeure familiale dont l’architecture alarmante est à l’image des traumatismes qu’elle recèle.
Indissociables de la subjectivité maladive du personnage de Phoenix, ces espaces surréalistes accueillent la plus longue séance de psychanalyse que l’acteur ait eu à interpréter à date, lui qui a incarné nombre d’individus instables – y compris quand il tenait son propre rôle –, qu’ils soient des perdants, des conquérants ou encore les deux à la fois (Joker, Todd Phillips, 2019 ; Napoleon, Ridley Scott, 2023). Beau appartient certainement à la première catégorie : opprimé jusqu’au ridicule par la présence invisible de ses géniteurs, il n’est malgré ses attributs de quinquagénaire qu’une ombre infantile, hébétée et hurlante, d’autant plus humiliée par son désir de fuite que sa destination se révèle être le foyer même des peurs outrancières qui l’accablent. Également manipulés par des forces insidieuses et déshumanisantes, les précédents protagonistes de Aster voyaient leur anxiété profonde résolue au terme d’une quête désespérée d’harmonie avec soi et le monde, aussi immoral puisse-t-il être ; or, la trajectoire de Beau dépend nettement moins de tels enjeux dramatiques.
Par essence trop ébauché et insipide pour susciter un niveau de sympathie continu, ce personnage semble néanmoins s’approcher de l’idéal du cinéaste par sa perfection de rat de laboratoire, une qualité qui va ici de pair avec la subordination de Phoenix en tant qu’interprète. La couleur était annoncée dès le premier plan de Hereditary, où une famille devenait prisonnière d’une maison de poupées : l’approche hautement maîtrisée de Aster – entre visages qui se figent tels des masques de kabuki, décors à la géométrie menaçante, gags visuels abondants et cruauté démesurée – repose sur un besoin de contrôle qui contraste ironiquement avec l’impuissance de ceux et celles qui sont mis en scène. Au-delà du simple humour noir, chacun de ces éléments de style contribue à une atmosphère de malaise et d’inconfort à la limite du supportable, visant à exprimer avec férocité le ressenti de névrosés auxquels Woody Allen ou Todd Solondz nous avaient habitués sans pleinement rendre compte de l’horreur viscérale de leur expérience.
Beau Is Afraid spectacularise leur souffrance en même temps qu’il satirise notre besoin de consommer la douleur des autres, ce qui ne manque pas de rappeler Nope (Jordan Peele, 2022), également sorti en IMAX et signé par un auteur clé du elevated horror dont l’esthétique propre dépasse les classifications de genre. Ce troisième long métrage de Aster – celui où il étale comme jamais ses inspirations artistiques tout autant que ses instincts les plus puérils – n’atteint pas toutefois le niveau de pertinence du blockbuster alternatif de Peele, et s’inscrit plutôt par l’étrangeté de sa proposition dans une certaine lignée d’épiques improbables, dont les tout récents Bardo (Alejandro Gonzalez Iñárritu, 2022) et Babylon (Damien Chazelle, 2022), ou les moins récents Southland Tales (Richard Kelly, 2006) et Under the Silver Lake (David Robert Mitchell, 2018), qui ont pris des risques comparables pour exprimer avec maximalisme des révélations privées sur le cinéma et le monde. Comme eux, Beau Is Afraid s’écroule sous le poids absurde de son ambition trop longtemps nourrie, mais cet objet rare, laid et désagréable, aucunement algorithmé pour flatter les goûts, n’est pas à craindre. De son corps pourrissant pousseront des fleurs.
26 avril 2023