Beginning
Dea Kulumbegashvili
par Jérôme Michaud
Une crise existentielle peut donner à quelqu’un la sensation d’avoir perdu ses repères et l’amener à remettre en question la pertinence de vivre dans un monde qui suit son cours indépendamment de sa présence. Cette impression troublante habite Yana, la protagoniste de Beginning, premier film de Dea Kulumbegashvili. Ancienne actrice, Yana a abandonné la profession pour seconder son mari David, orateur charismatique et prédicateur d’une minuscule congrégation des Témoins de Jéhovah en Géorgie. Ce faisant, délaissant ses intérêts, elle s’est oubliée en route. Même si elle semble un tant soit peu perdue, elle n’est pas pour autant faible d’esprit ou entièrement manipulable. Le film évite heureusement de faire de la relation du couple un rapport de domination caricatural qui aurait montré Yana sous l’emprise complète d’un mari mal intentionné. La cinéaste géorgienne déploie plutôt un drame existentiel d’une rare profondeur psychologique qui, débordant d’idées de mise en scène, renferme aussi une large part de mystère poétique. Un bel atout, car peu de cinéastes parviennent dès leurs débuts à affirmer leur identité créative avec autant de force.
L’irruption de cocktails Molotov mettant le feu à la Salle du Royaume dans lequel prêche David surprend par sa soudaineté et constitue l’événement déclencheur de la prise de conscience de Yana quant à son inertie. Elle comprend alors à quel point elle est subordonnée à David, qui insiste lourdement pour avoir son soutien afin de reconstruire le bâtiment. Dans Beginning, les progressions narratives s’opèrent par des invasions du cadre qui se font encore plus remarquer en raison du ratio intimiste de l’image filmée en 4:3. Celles-ci viennent contrebalancer, et parfois briser, la douce lenteur que la cinéaste accorde à certaines scènes avec Yana. La quiétude fragile de son quotidien en suspension, Kulumbegashvili la met en évidence à plusieurs reprises, accordant de longs moments à sa protagoniste, le plus magnifique étant celui où Yana s’endort dans un boisé, tous les sons s’estompant progressivement, pour finalement ne s’attarder que sur l’image de son visage assoupi, pendant cinq minutes ! Par cette façon d’insister sur la durée, la cinéaste parvient à faire sentir l’ennui latent et la stagnation, que le statisme de la caméra, rarement interrompu par des panoramiques, ne fait qu’accentuer.
Des intrusions viennent donc percer ce flottement et précipiter Yana dans la crise, particulièrement celles d’Alex, énigmatique enquêteur responsable du dossier d’incendie du lieu de culte. Les façons remarquées dont il s’immisce dans l’histoire, ses troublants agissements et l’incertitude qui plane sur son statut en font une figure étrange et inquiétante, comme une puissance insaisissable émergeant dans l’interstice des images, rôdant, toujours prête à envahir le cadre. Après une première visite, lors de laquelle il oblige Yana à faire des confidences humiliantes, une seconde survient, plus brutale, alors qu’il surgit inopinément à droite de l’image pour la violer, scène excessivement difficile à regarder, que la cinéaste a pris soin de filmer à distance, tout en limitant la trame sonore au seul bruit du torrent de la rivière qui coule alentour. Kulumbegashvili pousse ici plus loin la note et fait de sa protagoniste une victime d’abus, tout comme l’a aussi été la mère de la jeune femme. Par l’accumulation de figures masculines en situation de pouvoir, oppressives et violentes, la visée anti-patriarcale de Beginning s’affirme avec vigueur même si l’œuvre ne se présente pas de prime abord comme un film à thèse. En plus d’allier finesse et subtilité, la démarche originale de la cinéaste culmine avec les gestes surprenants qu’elle fait ultimement poser à Yana.
À toute son âpreté, Beginning offre une contrepartie qui apparaît assez curieuse à première vue, celle de donner une large place aux enfants de la congrégation, ne se limitant pas qu’à Giorgi, le jeune fils de Yana et David. Alors qu’ils reviennent constamment habiter l’arrière-plan des scènes du film, Kulumbegashvili leur accorde plus d’importance à la faveur de quelques magnifiques séquences à l’ambiance documentaire, qui peuvent rappeler la tendre manière dont Reygadas filme les enfants dans Stellet Licht. Les jeunes, par leur fougue, représentent une force vive, naïve et indomptée. Ils n’ont à rien à faire du milieu religieux dans lequel ils vivent, pas plus que des grandes responsabilités qui les attendent à l’âge adulte. Ils sont une matière malléable à laquelle la communauté religieuse a tranquillement commencé à donner forme. Au commencement (le titre du film en français) d’une vie, tous les espoirs sont théoriquement permis de ne pas reproduire les erreurs du passé, du moins si l’on croit naïvement que la société dans laquelle les êtres évoluent ne leur fera pas – en grande partie – suivre les mêmes traces. Avec Beginning, Kulumbegashvili penche du côté d’un pessimisme lucide qui fait de l’enfant, dans les yeux de Yana, une potentialité de reproduction du même, dont émane peu d’espoir pouvant mener à des changements sociaux importants en l’espace d’une génération.
À découvrir sur MUBI pour encore quelques jours.
25 février 2021